Mitra Hejazipour, championne d’échecs : « J’ai porté le voile à l’âge de 5 ans, au fil des années je n’en pouvais plus »

« Je ne serais pas arrivée là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de son existence. La joueuse d’échecs franco-iranienne revient sur la décision qui a bouleversé sa vie : jouer sans son voile au championnat du monde de 2019, ce qui a entraîné son expulsion de l’équipe nationale d’Iran et son exil.

La joueuse d'échecs franco-iranienne revient sur la décision qui a bouleversé sa vie : jouer sans son voile au championnat du monde de 2019, ce qui a entraîné son expulsion de l’équipe nationale d’Iran et son exil.

Mitra Hejazipour, championne de France d’échecs 2023 – Photo ALEXANDRE ISARD / PASCO&CO

Mitra Hejazipour, surdouée des échecs, s’est réfugiée en France après s’être spectaculairement opposée au régime iranien. S’est ensuivie une difficile période d’adaptation, loin des siens. Elle a enfin été naturalisée française et repart à la conquête de sa place au sommet des championnats d’échecs. A partir du 18 avril, elle concourra pour le championnat d’Europe à Rhodes (Grèce).

Je ne serais pas arrivée là si…

… Si je n’avais pas décidé d’enlever mon voile lors du championnat du monde d’échecs de blitz (des parties très rapides) à Moscou, le 25 décembre 2019. Je représentais l’équipe nationale d’Iran. Cet acte, qui a fait le tour du monde sur les réseaux sociaux et dans les médias, a changé ma vie. J’ai été exclue de mon équipe dès le 2 janvier 2020 et j’ai compris que je ne pourrais plus retourner dans mon pays.

C’était pourtant une décision longuement mûrie…

Je réfléchissais depuis des années à faire quelque chose. Depuis l’âge de 9 ans, grâce aux échecs, j’ai beaucoup voyagé à l’étranger et je voyais bien que les choses ne se passaient pas de la même façon que chez nous. Je me suis rendue dans une trentaine de pays, ce n’était pas pour visiter, juste pour jouer. Néanmoins, j’ai pu observer très tôt des différences culturelles et les libertés dont bénéficiaient les autres en regardant comment les femmes s’habillaient, se promenaient dans la rue.

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Sur le plan politique, plus je grandissais, plus certaines choses me choquaient. Dès qu’une opposition émergeait en Iran, elle était immédiatement brimée, les opposants étaient arrêtés ou tués. Des milliers de gens ont été exécutés, je le savais par des discussions avec des amis qui avaient perdu des membres de leur famille ou qui avaient disparu après s’être opposés au régime. J’avais également des informations par les réseaux sociaux, malgré la censure.

Quel a été le déclic de votre rébellion ?

Ma grande source d’inspiration a été cette femme qui, en décembre 2017, a enlevé son voile, est montée sur un coffret électrique en plein Téhéran et s’est fait photographier tête nue avec son voile au bout d’une perche qu’elle brandissait en guise de contestation. Ce geste a été répété par d’autres et cette contestation a provoqué une vague d’arrestations. J’ai commencé à réfléchir à faire moi aussi quelque chose pour marquer les esprits et attirer l’attention sur la condition des femmes de mon pays. A ce moment-là, on ne parlait plus du mouvement des femmes iraniennes, qui a pourtant démarré lors de la révolution, en 1979, avec de longues périodes de pause. La pression du régime était si forte que la parole était muselée. Les championnats du monde d’échecs attirent beaucoup de médias, ça m’a semblé être le moment idéal.

Pourtant, en 2016, vous vous étiez opposée au boycott du championnat d’échecs féminin qui se tenait à Téhéran, en considérant qu’une telle action n’aiderait pas les femmes iraniennes…

J’ai donné cette interview sous la pression de la fédération, qui a réécrit l’article et mes propos à des fins de propagande. Je remettais en question le hidjab, mais tout ce que j’ai dit a été transformé. Ils ont titré sur une phrase contre le boycott que je n’avais pas prononcée. J’étais furieuse, mais je n’ai rien osé dire. En 2012, j’avais remporté le titre de championne d’Iran, en 2015, celui de championne d’Asie, puis le titre de grand maître international féminin. J’étais la deuxième Iranienne dans l’histoire à l’obtenir, un symbole donc. Le régime a abusé de mon image. Je n’étais pas libre de faire ce que je voulais. Il faut comprendre que nous avions toujours un « chaperon » pour nous surveiller, écouter ce que l’on disait, veiller à ce que les filles restent bien séparées des garçons. Le contrôle était très strict. Nous n’avions le droit de rien faire. Cette personne écrivait un rapport à notre retour. La consigne était claire : nous étions là uniquement pour jouer aux échecs.

Quand cela a-t-il commencé à vous peser ?

J’ai commencé à étouffer quand je suis entrée à l’université. Les règles restaient les mêmes, les hommes et les femmes étaient séparés, nous n’avions pas le droit de déjeuner ensemble, les barrières, les limites étaient là, elles n’avaient pas changé, mais elles me sont apparues de plus en plus insupportables. J’ai commencé à porter le hidjab à l’âge de 5 ans. Au fil des années, je n’en pouvais plus, l’hypocrisie me pesait de plus en plus.

Lorsque vous décidez d’enlever votre voile, à Moscou, en aviez-vous parlé à quelqu’un auparavant ?

A personne, même pas à mes parents. Je savais qu’ils allaient s’angoisser pour moi et tenter de me faire changer d’avis. Quand je suis arrivée à l’hôtel, à Moscou, je ne portais pas le voile, je n’en avais même pas emporté dans ma valise. Tout le monde a compris au sein de mon équipe, composée d’une dizaine de personnes, en comptant les entraîneurs et le consultant. On m’a demandé de le remettre, on m’a dit que, si je ne suivais pas les règles, je ne pourrais pas jouer. J’ai répondu qu’il s’agissait d’une décision personnelle et que je ne souhaitais pas en discuter avec eux. Alors mon téléphone a commencé à sonner sans cesse, c’était des responsables de la fédération en Iran qui voulaient me contraindre et me menacer. J’ai décidé d’éteindre mon portable. Pendant les cinq jours qu’a duré mon séjour, j’ai bloqué tous les appels. Je rallumais mon mobile uniquement pour appeler mes parents et leur dire que tout allait bien.

Comment ont réagi vos coéquipières ?

Je n’ai reçu aucun soutien, personne ne m’a encouragée. Je ne les juge pas. Elles avaient peur pour leurs familles restées en Iran, chacune avait ses raisons pour ne rien faire.

Aviez-vous peur vous aussi pour votre famille ?

J’essayais de ne pas y penser pour rester concentrée, car je voulais garder ma motivation intacte. Ma crainte principale était que ça ne marche pas, que mon geste passe inaperçu ou presque, que je prenne des risques pour rien. Je n’avais aucune assurance de ce que ça allait provoquer. Je ne pensais pas du tout que ça allait faire autant de bruit et bouleverser ma vie à ce point.

L’acte que vous étiez en train de réaliser a-t-il eu un effet sur votre jeu ?

Oui, bien sûr. Pour la simple raison que je n’avais jamais joué sans voile en compétition. J’avais l’impression d’être nue, que tout le monde me regardait, c’était très déstabilisant ! J’ai eu du mal à me concentrer, car je ne pouvais m’empêcher de penser, tout en jouant, à d’éventuelles représailles sur ma famille et à ce que tout cela impliquait pour mon futur. J’étais perturbée, je n’ai pas très bien joué ces jours-là, mes parties n’ont pas été terribles !

Qu’avez-vous fait après ce coup d’éclat ?

Je suis rentrée directement en France, où je jouais au sein de l’équipe de Brest, avec des allers-retours en Iran. En 2016, j’avais croisé lors d’un tournoi en France un joueur d’origine iranienne, Réza Salami, qui travaillait à la mairie de Brest et qui m’avait proposé de venir jouer avec eux tout en restant dans l’équipe nationale d’Iran. J’avais d’abord hésité, car j’avais aussi des propositions en Allemagne, mais l’équipe était sympa et on me proposait de me trouver un travail pour vivre. Jouer à l’étranger nous permettait d’avoir des visas de trois mois qui nous ouvraient l’accès aux autres pays européens pour participer aux tournois. C’était une façon de contourner l’isolement de l’Iran, où il est très compliqué d’obtenir des visas, car le régime a peur qu’on ne revienne pas. J’ai ensuite reçu un titre de séjour temporaire d’un an, ce qui m’a permis de retourner en France après les événements de Moscou.

Ça n’a pas dû être facile…

Non. D’abord parce que mes parents étaient très mécontents, ils étaient sous le choc. Ils savaient que je ne pourrais plus rentrer en Iran et ils ne comprenaient pas comment j’avais pu faire quelque chose d’aussi définitif. Il a fallu beaucoup de discussions pour que les choses s’apaisent avec eux. Maintenant ils ont compris, nous avons de bonnes relations.

De quel milieu viennent vos parents ?

Mon père était ingénieur civil, ma mère n’a jamais travaillé. J’ai une petite sœur. Nous vivions à Machhad, la deuxième ville du pays, après Téhéran. J’ai reçu une éducation islamique, qui était obligatoire pour tout le monde. Mes parents étaient traditionnels, ma mère était très religieuse, elle s’est toujours voilée. Si mes parents avaient des réserves sur le régime, ils ne disaient rien. On suivait les actualités avec des VPN [réseaux privés virtuels], puis sur des réseaux sociaux étrangers, mais ce n’était pas évident de se faire une juste opinion, car la propagande était partout. On ne parlait pas de politique chez nous. Mes parents étaient fatalistes. On pensait alors que le régime était trop solide pour être ébranlé, que rien ne pouvait changer. Jusqu’à récemment, c’est le sentiment qui a prédominé en Iran.

Comment les échecs sont-ils arrivés dans votre vie ?

C’est mon père qui jouait et, quand j’ai eu 5-6 ans, il m’a fait jouer avec lui. A 7 ans, je gagnais déjà toutes les parties contre les adultes. Mon père a compris que j’avais un don pour ça et que je pouvais devenir une championne. Il m’a inscrite dans un club et, quelques mois après, j’ai gagné le championnat de ma province. J’ai remporté des médailles, je suis devenue professionnelle très jeune. J’avais une très bonne mémoire, qui m’a beaucoup aidée, et surtout j’étais passionnée. J’ai tout de suite aimé ce jeu pour sa logique, la stratégie, le fait qu’aucune partie ne ressemble à une autre. C’est un jeu intellectuel, différent des autres jeux, car l’échiquier a beau être un carré de huit cases sur huit, il permet des combinaisons infinies. J’aimais gagner, aussi ! Par deux fois, en 2002 et en 2003, j’ai été vice-championne du monde des moins de 10 ans. Je m’entraînais cinq à six heures par jour, en club, avec mes camarades, mes entraîneurs ou seule. Au club, on voyait des garçons, alors qu’à l’école ce n’était pas possible, nous étions complètement séparés. On était un peu plus libres aux échecs, même si nous étions surveillés. Je n’ai pas de souvenirs d’enfance sans les échecs. C’était quelque chose qui me faisait me sentir différente, même à l’école.

Comment vous êtes-vous acclimatée à la France, que vous connaissiez très peu ?

C’est très difficile de vivre dans un pays sans l’assurance qu’on peut y rester, avec des titres de séjour renouvelables. Seuls les étrangers peuvent comprendre l’insécurité que cela crée. Je me suis retrouvée à Brest, qui est une toute petite ville, alors que j’ai toujours habité de grandes agglomérations, puisque, après Machhad, j’ai vécu à Téhéran. J’étais habituée à davantage de bruit, d’animation. Je ne connaissais personne au début, même si j’ai rencontré une dame adorable qui m’a appris le français. J’ai beaucoup souffert de solitude, mais je devais assumer mon choix. Je n’ai jamais eu de regrets, alors que j’étais souvent triste : c’était le prix à payer pour ma liberté. Si je n’avais eu qu’une seule décision à prendre dans ma vie, c’était celle-là. J’ai aussi réellement réalisé ce que signifiait de ne pas pouvoir retourner en Iran. Avant de passer à l’acte, ce n’était qu’une phrase. Aujourd’hui, c’est tangible. Ça fait quatre ans que je n’ai pas revu ma famille. On fait une Visio par semaine, mais ça ne remplace pas les contacts. Je n’avais pas anticipé le manque à ce point.

Comment avez-vous vécu cet exil ?

J’ai énormément travaillé, je cherchais à ne pas trop réfléchir, j’ai appris la langue, je me suis inscrite en informatique à l’université de Brest, tout en travaillant pour gagner ma vie. Je l’ai payé cher, car je me suis éloignée des échecs. Je jouais avec le club mais, comme je n’avais pas la nationalité française, je ne pouvais pas concourir aux championnats. C’était une très grande frustration, je me suis sentie coincée et très seule. En septembre 2021, je me suis installée à Paris pour poursuivre mes études d’ingénieure et travailler en alternance comme développeuse de logiciels. Ça m’a fait beaucoup de bien. Et, à Paris, j’ai rencontré l’homme de ma vie, un exilé iranien !

En mars 2023, vous avez enfin été naturalisée française. Que cela a-t-il changé ?

Ça m’a permis de jouer à nouveau, de reprendre ma carrière, de renouer avec ma passion. Mon niveau avait beaucoup baissé, j’ai quasiment tout oublié. Il y a eu la période du Covid-19, aussi, qui m’a tenue éloignée de l’échiquier. Mais je pense que cette pause contrainte m’a en fait apporté d’autres choses, un autre regard, qui me sert pour mon jeu. Depuis ma naturalisation, j’ai remporté deux fois le championnat de France (blitz et classique) et, avec l’équipe de France, nous avons obtenu deux médailles de bronze historiques aux championnats du monde et d’Europe, le meilleur résultat de l’équipe féminine depuis vingt ans. Je travaille dur pour être au niveau lors des championnats d’Europe, en avril, même si la barre est haute.

L’article complet sur Le Monde

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