Pour son cocréateur André Gulluni, cette série sur l’affrontement entre le champion du monde d’échecs Garry Kasparov et l’ordinateur d’IBM Deep Blue en 1997 a marqué un tournant dans l’histoire de l’intelligence artificielle. Interview.
Le Grand Prix du festival Séries Mania à Lille a été attribué à la série française “Rematch” d’Arte, sur l’affrontement entre le champion du monde des échecs Garry Kasparov et l’ordinateur Deep Blue, en 1997. Le jury de la compétition internationale, présidé par le scénariste franco-américain Zal Batmanglij (“The OA”), a choisi ce thriller psychologique portant sur ce match historique, qui à l’époque avait braqué les projecteurs sur le potentiel vertigineux de l’intelligence artificielle.
La série a été réalisée par le Canadien Yan England, avec Christian Cooke dans le rôle-titre. Le réalisateur a estimé, en recevant son prix lors de la cérémonie de clôture à Lille, que la victoire de Deep Blue avait été “un tournant dans l’histoire de l’humanité”.
Pour son Co créateur André Gulluni, cette série sur l’affrontement entre le champion du monde d’échecs Garry Kasparov et l’ordinateur d’IBM Deep Blue en 1997 a marqué un tournant dans l’histoire de l’intelligence artificielle. Interview.
Bruno Nahon, André Gulluni et Yan England, les trois cocréateurs de « Rematch » à Lille le 18 mars (Mpp/SIPA)
Québécois d’origine, André Gulluni est le cocréateur et scénariste, avec le réalisateur également canadien Yan England et le producteur français Bruno Nahon, de cette ambitieuse série internationale d’Arte, récompensée du Grand prix au festival Séries Mania 2024 . Elle relate l’incroyable confrontation entre l’homme et la machine, celle qui a opposé à deux reprises en 1996 et 1997 le champion du monde d’échec de l’époque, Garry Kasparov, et l’ordinateur alors le plus puissant du monde Deep Blue d’IBM. Interview.
Le projet a mis sept ans à se réaliser. Pourquoi ?
Cela a mis beaucoup de temps et j’ai cru plusieurs fois que le projet n’allait pas aboutir. Ce qui a été un vrai luxe aussi car on a eu le temps d’écrire, de mettre le projet de côté parfois puis d’y revenir. J’avais l’impression qu’Arte allait appeler pour nous dire qu’on allait tour arrêter, mais non ils nous ont laissé le temps de le développer. Ce qui est très différent de ce qui se passe en Amérique où tout doit se faire très vite. Par exemple, j’ai trois semaines actuellement pour écrire un épisode d’une série ! Par ailleurs, c’était une histoire particulièrement compliquée qui a nécessité beaucoup de recherches. Il aurait pu y avoir beaucoup de frustrations mais je n’ai jamais eu d’accrochage avec Yann ou Bruno, on discutait, on n’était pas forcément d’accord mais ultimement on voulait faire la meilleure série possible.
L’histoire a beaucoup changé au fil du temps ?
Pas vraiment. Dès le départ on savait très bien l’histoire que l’on voulait raconter mais j’ai eu ce luxe de pouvoir fignoler et d’avoir une script doctor fantastique qui voyait tous les erreurs et les défauts susceptibles de nous emmener ailleurs. C’est sûr qu’il a fallu maîtriser beaucoup de points techniques, que ce soit coté échecs ou côté ordinateur. Mais j’aime beaucoup la technologie de façon générale, ce qui m’a un peu facilité le travail. Et puis j’ai fait appel à des experts pour m’assurer que ce que je racontais avait du sens, que ce n’était pas forcément vrai mais au moins plausible.
Bien que ce soit une histoire vraie, vous avez aussi inventé ?
Je pense que quand on raconte une histoire comme comme celle-ci, on doit forcément jouer un peu avec la réalité, simplement parce qu’on a une limite de temps et d’épisodes pour la relater. Je suis là pour raconter une histoire qui est quand même relativement complexe, donc je me dois de synthétiser certaines choses et de fusionner certaines idées. L’exemple le plus concret c’est que le personnage d’Helen Brock, la directrice marketing d’IBM, le seul personnage fictif de la série. J’avais besoin d’un personnage fort qui pouvait représenter les intentions d’IBM derrière Deep Blue, c’est une anecdote mais ce personnage s’appelle du nom d’un lutteur qui a l’air d’un monstre et qui doit peser 400 livres ; cette femme toute petite mais a cette énergie-là. Mais tout ce qui est à l’écran est toujours basé sur quelque chose de réel. Donc on n’a jamais triché : Kasparov faisait bien des pompes et s’entraînait comme un grand sportif.
Scénariser une partie d’échecs, c’est difficile ?
C’est sûr que c’est plus simple de filmer un match de ping-pong mais il y a évidemment une manière de raconter la tension dans les parties même quand elles finissent pas un nul, entre deux vrais joueurs bien sûr, mais également entre une machine et un humain en fait. C’est un peu comme dans « Rocky », tu n’as pas besoin de t’y connaître pour ressentir qu’il y a quelque chose et pour ressentir les émotions du personnage, tu vis cette histoire là avec lui, tu vis son stress de ne pas réussir à battre son adversaire. C’est un peu cette même énergie là qu’on voulait transposer aux échecs.
Et la série « Queen’s Gambit » a montré que les échecs étaient finalement très cinégéniques même quand on y connaît rien…
Ce n’est pas la même histoire, cette série ne présente pas les échecs comme nous. Dans « Le jeu de la dame », le focus est surtout sur les yeux de l’actrice, on voit les premiers mouvements puis surtout son visage. Nous avons voulu faire l’inverse en plantant la caméra au centre de l’échiquier. Donc on les voit les mouvements de près à chaque fois et c’est pour ça d’ailleurs qu’on a eu besoin d’un grand maître (le Hongrois Richard Rapport) tout le long de la partie pour être sûr que chaque coup soit juste.
Avez-vous essayé de contacter Garry Kasparov ?
C’est pas toujours pratique en termes de scénario de faire appel au héros de l’histoire. En plus c’est quelqu’un de très fier, il aurait sans doute cherché à ne montrer que ses bons côtés et pas ses faiblesses comme par exemple sa relation difficile avec son ex-femme et ses enfants. Cela aurait pu nous limiter. Mais nous avons parlé à plusieurs personnes de son entourage comme son ex-agent, un de ses bons amis qui vit d’ailleurs en France. On a d’ailleurs aussi essayé de joindre le vrai « PC », le créateur de Deep Blue, surnommé en réalité « CB » mais il ne nous a jamais répondu. De même j’ai tenté en vain de contacter Joel Benjamin, qu’on a rebaptisé Paul Nelson dans la série, le grand maître qui a entraîné Deep Blue à l’époque. J’ai même poussé l’audace jusqu’à tenter de communiquer avec sa conjointe, elle n’a jamais répondu non plus. J’ai communiqué avec la Fédération d’échecs qu’il préside et à laquelle il est membre, également sans succès. Il y a visiblement un secret autour de ce rematch.
La série suggère pour le moins des zones d’ombre dans cette histoire…
Si vous faites une recherche sur Google, vous retrouvez toute l’histoire, elle n’est pas cachée. Mais c’est vrai qu’il s’est passé quelque chose pendant ce match retour en raison d’un codage ajouté par l’un des programmeurs d’IBM pour faire croire à son adversaire que l’ordinateur hésite, ce qui a grandement contribué à déstabiliser Kasparov. La série injecte donc sciemment un doute dans l’esprit de « PC » et des spectateurs sur une éventuelle tricherie. On ne sait pas fondamentalement ce qui s’est passé, mais cela symbolise en tout cas que l’ordinateur n’est plus une simple machine de calcul puisque comme le dit Paul à « PC » le code ne lui a pas dit quand faire semblant d’hésiter. C’est le tournant de l’IA, cette technologie qui va marquer le 21e siècle.
Pour Kasparov, ce rematch a été un trauma ?
Oui ça a été difficile pour lui mais l’ironie c’est qu’ultimement je crois que ça l’a aidé parce que dans les tournois suivants il a démoli ses adversaires et est resté champion du monde jusqu’en 2000 puis il a pris sa retraite en 2005. Mais c’est vrai qu’il a longtemps été en colère face à ce qui lui est arrivé mais il s’est récemment apaisé. Dans son dernier livre, il a dit qu’il n’y avait pas eu de triche mais que les gens d’IBM n’avaient pas été justes. D’ailleurs il avait demandé un nouveau match mais IBM n’en avait aucune envie et a d’ailleurs démantelé DeepBlue immédiatement après le rematch.
La mère de Kasparov a joué un rôle aussi important que celui que vous montrez dans la série ?
Elle a toujours été présente tout le temps, c’est son rock. C’est pour ça que quand il y a je pense à la personne, il fallait que le personnage soit aussi fort. C’était une ancienne ingénieur qui a décidé à la mort de son mari de se consacrer à la carrière de son fils. Mais après ses ennuis avec Poutine, Garry n’a plus pu la voir puisqu’elle était en Russie mais est resté en contact téléphonique permanent avec elle jusqu’à sa mort il y a quelques années.. C’est rare d’avoir un personnage de mère qui est une vraie coach et non une personne dont il faut prendre soin. Mais qui sait aussi passer le relais à un agent professionnel quand elle estime ne pas être en mesure de l’aider.
L’article complet sur les Echos