De plus en plus populaires, les échecs ont aussi leur côté obscur

Les échecs n’ont jamais connu un tel succès, notamment en ligne. Mais Internet amplifie le sexisme, l’élitisme et l’inclination à la triche de certains joueurs. Rob Price, un journaliste du site américain “Business Insider”, a voulu savoir si le jeu n’était pas en train de perdre la sérénité qui était sienne. Il a enchaîné les parties et interrogé joueurs et joueuses – toujours autour d’un échiquier.

Les échecs n’ont jamais connu un tel succès, notamment en ligne.

Il y a quelque chose de particulièrement désespérant à faire de son mieux, à s’entraîner sans relâche des mois durant, pour se faire battre à plate couture par un petit bonhomme de 6 ans. En décembre dernier, j’ai voulu échapper à une journée de grisaille en me rendant au Mechanics’ Institute, un vénérable club d’échecs de San Francisco, où se tenait la 22édition du McClain Memorial Tournament. C’était la première compétition à laquelle je participais en personne, et j’étais gonflé à bloc.

Je me suis retrouvé face à un petit garçon à la mine sévère qui portait un sweat taché orné d’un pingouin de dessin animé. Pas un mot ne sortait de sa bouche. Ou il gigotait dans tous les sens, ou il me fixait avec un regard de tueur. Entre deux coups, il passait le plus clair de son temps à se tortiller sous la table – une technique de déstabilisation intéressante, mais que je ne me voyais pas reproduire avec succès.

Au début de la partie, j’ai commis une erreur de débutant qui m’a fait perdre un cavalier. À partir de là, c’était fini pour moi, même si je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. L’échec et mat n’a guère tardé.

Se prendre au jeu

Les règles du jeu

Ma première partie m’avait opposé à un gestionnaire d’actifs d’un certain âge et nous avions évoqué ensemble l’étrangeté qu’il y a à jouer contre des enfants (lui aussi m’a battu). Après un déjeuner indigne composé de Doritos et d’une boisson protéinée goût chocolat, je suis tout de même parvenu à arracher une victoire contre mon troisième adversaire. Il s’agissait en l’occurrence d’une salariée de la tech, la bonne vingtaine, qui avait pris soin de me préciser qu’elle avait une “méchante gueule de bois”. Elle avait aussi tendance, ce qui était bien utile pour moi, à lâcher une exclamation quand elle s’apercevait qu’elle avait commis une erreur. À ce stade, j’étais preneur de la moindre once de dignité que je pouvais glaner.

Pendant les trente premières années de mon existence, j’avais montré, par phases éphémères, un timide intérêt pour les échecs, disputant de temps à autre une partie, soit en ligne pour me distraire d’autres tâches à remplir, soit physiquement, devant un échiquier, mais un verre à la main. Mais l’intensité du jeu, intimidante, et le fait que celui-ci soit associé à un intellect supérieur me dissuadaient de m’y plonger plus avant. Seulement voilà, ces dernières années, il est devenu impossible d’échapper au battage médiatique autour de ce loisir qui passait pour guindé. Si bien que, comme tant d’autres, j’ai fini par me laisser prendre au jeu.

Changements culturels

Chess.com, le premier site d’échecs du monde [installé aux États-Unis et lancé en 2007], bat régulièrement des records de fréquentation – il hébergeait en février 2023 plus d’un milliard de parties par mois –, au point de planter épisodiquement sous l’afflux de la demande. Le confinement de rigueur pendant la pandémie et le succès retentissant du Jeu de la dame sur Netflix y ont initié une génération tout entière. Les échiquiers se retrouvent jusque sur les plateaux de télé-réalité. Les twitcheurs et autres youtubeurs ont séduit des millions d’abonnés et inauguré une culture radicalement nouvelle où tout va très vite, où le mème est roi et la polémique reine.

Si les échecs n’ont jamais autant fait florès, leurs zones d’ombre n’ont jamais été non plus autant exposées au grand jour. Les caractéristiques mêmes qui sont à l’origine de leur succès en ligne – une simple grille de huit cases par huit, une stratégie qui ne laisse pas de place au hasard – en ont également fait le paradis des tricheurs. Parallèlement, un sexisme endémique sévit au cœur même de la discipline.

Que diable est-il donc arrivé au “jeu des rois” ? Pour en avoir le cœur net, je décrétais qu’il me fallait progresser et affronter chacun de mes interlocuteurs [que je rencontrerais pour écrire mon article].

Un machisme enraciné

En 1990, quand le talent de Judit Polgar, la plus grande joueuse d’échecs féminine, éclate, le champion du monde, Garry Kasparov, minimise ses prouesses au motif que “c’est une femme, après tout…” “En fait, ça tient aux imperfections de la psychologie féminine, argumente-t-il. Aucune femme ne peut soutenir un duel sur la durée.” [La prodige hongroise est la seule femme à s’être qualifiée au championnat du monde de la Fédération internationale d’échecs (Fide), en 2005. Elle a aussi battu Kasparov en 2002, amenant le géant russe à réviser ses propos.]

Ce sexisme perdure, à tous les niveaux. En 1990, si l’on en croit la Fédération américaine, seuls 4 % des joueurs étaient des joueuses. Aujourd’hui, elles sont 14 %. On ne compte plus les témoignages de joueuses rabaissées, raillées, brimées, insultées. Cela va des remarques sarcastiques, au club, sur le fait d’avoir “perdu contre une fille” aux commentaires sexistes pendant une partie en ligne. Graphiste à San Francisco, Juliana Gallin me confie avant de lancer une partie sur Chess.com (elle m’a mis une déculottée) qu’elle a pris soin d’éviter toute référence à son sexe sur son profil en ligne.

Même dans le circuit professionnel, beaucoup de femmes font le constat que les commentateurs et le public se focalisent parfois davantage sur leur apparence physique ou sur leur tenue vestimentaire que sur la qualité de leur jeu. La Fédération internationale d’échecs, la Fide, exige de toute personne qui dépose une plainte pour inconduite de s’acquitter au préalable de la somme de 75 euros.

En 2023, le monde des échecs a connu son mouvement #MeToo, lui aussi. Tout commence quand Jennifer Shahade, grand maître [féminin] de son état, accuse Alejandro Ramírez, grand maître international et coach en vue, d’agression sexuelle. Plusieurs autres allégations suivront contre Ramírez – et contre l’absence de réaction de la Fédération américaine (Alejandro Ramírez a nié ces accusations).

L’article complet est à retrouver sur Courrier International

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