Dans son excellent manuel L’Art du sacrifice aux échecs le grand attaquant autrichien Rudolf Spielmann (1883-1942) a été l’un des premiers à classer les différentes manières de sacrifier. Cette chronique analyse pourquoi son approche, malgré les progrès de l’intelligence artificielle, est toujours d’actualité.
Tal, le magicien de Riga, aimait à dire qu’il voulait démontrer qu’aux échecs deux plus deux égalaient souvent cinq. Il entendait par là, que le combat échiquéen ne se résumait pas à une simple équation mathématique. Pour lui, la sensibilité positionnelle, le sens de l’attaque primait sur le précis calcul des variantes. Il se voulait par là, le meilleur disciple du très respecté maître autrichien Rudolf Spielmann (1883 -1942), grand rival en son temps de Capablanca et d’Alekhine, qui le premier théorisa le désintéressement matériel dans son livre L’art du Sacrifice aux échecs.
Pour celui que l’on surnommait le «Chevalier du Gambit du roi», il existait deux sortes de don échiquéen: le pseudo-sacrifice, calculable jusqu’au bout des variantes et le sacrifice intuitif, qu’il qualifia de «véritable» sacrifice. C’était évidemment ce dernier qui le captivait. Il établira, pour tenter de percer les mystères du jeu offensif, une classification.
Pour réussir, un sacrifice spéculatif devait être guidé par cette belle intuition qui pousse, sans que l’on sache vraiment pourquoi, à donner un pion, parfois une pièce. Dans le but d’ouvrir une ligne, de créer une brèche dans un roque, de fragiliser le centre de l’adversaire ou encore d’isoler la dame adverse afin que ne puisse plus secourir son royal époux.
Il est rassurant de constater que malgré l’apparente omniscience des logiciels actuels, cette approche romantique des échecs n’a pas disparu. Le numéro un mondial, Magnus Carlsen, stratège parmi les stratèges, ne déteste pas de temps en temps, sacrifier intuitivement un officier ou un fantassin. Outre l’avantage psychologique qu’il en retire ainsi en déstabilisant son adversaire, il sait que l’initiative est à ce prix. En cela il est le digne héritier des plus grands attaquants des 64 cases. Et en grand connaisseur de l’histoire de notre jeu, le surdoué norvégien a fait sienne la doctrine d’Alexandre Tolouch, le mentor de Boris Spassky: « La qualité d’un don grec dépend de l’issue de la partie. Si j’ai gagné, je déclare fièrement que j’ai sacrifié une pièce; Si j’ai perdu, je dis penaud que je l’ai simplement perdu!».
Quand Tal, Carlsen et Spielmann font confiance à leur intuition
Nous avons choisi trois parties qui illustrent le sacrifice dit «intuitif»: la première Tal-Larsen est un classique du genre, le magicien de Riga donnant un cavalier en d5 pour mettre dans le viseur de ses deux fous le monarque noir. La deuxième, Fridman-Carlsen, plus récente, montre toute la panoplie des armes du plus fort joueur de la planète, c’est-à-dire le goût du risque et la volonté farouche de ne jamais subir, le tout épaulé par une technique sans faille en finale qui lui permet de faire plier les défenseurs les plus acharnés . La troisième rend hommage au pionnier du genre, Rudolf Spielmann en personne. À vos échiquiers.
Mikhail Tal-Bent Larsen, demi-finale des matches des Candidats en 1965 à Bled, 10e partie, défense Sicilienne
1.e4 c5 2.Cf3 Cc6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 e6 5.Cc3 d6 6.Fe3 Cf6 7.f4 Fe7 8.Df3 0–0 9.0–0–0 Dc7!, La tentative (trop) gourmande 9…Cxd4 10.Fxd4 e5? 11.fxe5 Fg4 aurait été réfutée par le joli sacrifice de dame 12.exf6! Fxf3 13.fxe7 Dxe7 14.gxf3!. La conjugaison des forces des trois pièces mineures blanches, la colonne g semi-ouverte et le contrôle du centre donne un avantage décisif. Voir l’échiquier ci-dessous…
Ici les deux fous blancs et le cavalier domineront la dame noire.
10.Cdb5 Db8 11.g4 a6 12.Cd4 Cxd4 13.Fxd4 b5! Larsen se montre à la hauteur. Il ne tombe pas dans le piège du Magicien de Riga: en effet après 13…e5? 14.g5! Fg4 15.Dg3 Fxd1 16.gxf6 Fxf6 17.Cd5! exd4 18.Cxf6+ Rh8 19.Tg1 g6 20.Dh4, les noirs vont devoir bientôt coucher leur roi.14.g5 Cd7 15.Fd3 b4 16.Cd5!?, Tal ne peut résister à ce sacrifice purement intuitif. Il sait sans avoir tout calculé que la dame noire est bien loin de son époux… voir le diagramme ci-après…
16.Cd5!?, Tal donne son fier destrier pour que ses deux fous dardent le roque noir
16…exd5 17.exd5 f5?!, Il ne faut blâmer le champion danois. Il ne trouve pas la manœuvre, très difficile à découvrir qui consistait à redéployer le fou en b6: il devait donc tenter, 17…g6! 18.The1 Fd8! 19.Dh3 Ce5! 20.Dh6 Fb6!! 21.f5 Fxf5 22.Fxf5 Te8!… 18.Tde1 Tf7?, de nouveau 18…Fd8! 19.h4 Dc7 20.h5 Cc5! aurait permis de contrer l’attaque du VIIIe champion du monde de l’histoire. 19.h4 Fb7 20.Fxf5 Txf5 21.Txe7 Ce5! 22.De4 Df8 23.fxe5 Tf4 24.De3 Tf3 25.De2 Dxe7 26.Dxf3 dxe5 27.Te1 Td8 28.Txe5 Dd6 29.Df4!!, Tal est dans son élément, ce petit coup de dame qui menace 30.Te8+, conclut parfaitement cette partie. Larsen n’a plus de coups salvateurs. Voir l’échiquier ci-après…
29…Tf8, si 29…Df8 alors tout simplement 30.Dxf8+ Txf8 31.Fc5! Td8 32.d6!… 30.De4 b3 31.axb3 Tf1+ 32.Rd2 Db4+ 33.c3 Dd6 34.Fc5! Dxc5 35.Te8+ Tf8 36.De6+ Rh8 37.Df7!, La pointe finale qui force l’abandon de Larsen 1-0
Magnus Carlsen, est un maître du jeu de position et aussi du sacrifice intuitif – Photo Marcus Brandt
Daniel Fridman – Magnus Carlsen, Grenke Chess Classic en 2024 à Karlsruhe, double fianchetto noir qui se transforme en défense Est-Indienne
1.d4 Cf6 2.Cf3 b6 3.g3 Fb7 4.Fg2 g6 5.c4 Fg7 6.0–0 0–0 7.d5 Ca6 8.Cc3 Cc5 9.Cd4 e5!, Après avoir fait semblant de négliger le centre Carlsen y prend pied à l’instant le plus juste. Par exemple prendre en passant par 10.dxe6? dxe6! 11.Fxb7 Cxb7! lui aurait grandement facilité la tâche… 10.Cb3 d6 11.Cxc5 bxc5 12.a3 Cd7 13.e4 f5 14.b4 Fa6 15.Dd3 Fc8! 16.Ca4 Cf6 17.f3 cxb4 18.axb4 f4!, le premier sacrifice intuitif de la partie 19.Cc3!, en effet le pion noir est indigeste. Après 19.gxf4? Ch5! 20.fxe5 Fxe5!, la domination des cases noires aurait été totale… 19…g5 20.g4? Une faute positionnelle. Les blancs doivent travailler sur l’aile-dame, les noirs sur l’aile-roi, 20.c5! était donc logique et nécessaire. 20…h5!, bien sûr… 21.h3 hxg4 22.hxg4 Cxg4! Carlsen fait sauter les remparts du roque adverse. Un sacrifice aussi intuitif que thématique. Voir le diagramme ci-dessous…
Le signal de l’attaque est lancé: Carlsen sacrifie son cavalier en g4!
23.fxg4 Fxg4 24.Fh3 Dd7 25.Fxg4 Dxg4+ 26.Rf2 Dh4+ 27.Re2 g4!, Toute l’idée du sacrifice du Scandinave repose sur sur la marée de pions (f4, g4). Voir l’échiquier ci-après…
Après 27…g4!, les blancs vont devoir affronter le duo de pions f4, g4
28.Rd1 f3 29.Rc2?! Fridman se trompe un peu : 29.Fe3! était nécessaire. 29…f2 30.De2 Tf3! 31.Fe3 Taf8! 32.Txa7 g3?!, Carlsen se relâche dans cette position gagnante: son seul péché mignon. La suite spectaculaire suivante aurait forcé l’abandon des blancs en quelques coups: 32…Txe3!! 33.Dxe3 g3! 34.Taa1 g2! 35.Ce2! Fh6! 36.Dg3+ Dxg3 37.Cxg3 Fe3!. 33.Ta8! Fridman se rebiffe 33… Txa8 34.Dxf3 Dh3 35.Th1 Tf8 36.Txh3 Txf3 37.Fxf2 Txf2+ 38.Rb3 g2 39.Tg3 Rf7 40.c5 Ff8 41.Rc4 Fh6 42.b5 dxc5 43.d6 cxd6 44.b6! Tb2 45.b7?! de nouveau une imprécision: 45.Cd5! maintenait l’égalité. 45…Tb4+ 46.Rd5 Txb7 47.Txg2 Tb6 48.Ta2 Tb3 49.Ta7+?, bien meilleur était 49.Tc2! 49…Rf6 50.Rc4 Tb4+ 51.Rd5 Fd2!, Carlsen dans toute sa splendeur. Après avoir posé des problèmes en milieu de partie avec son sacrifice intuitif, il continue à lutter dans cette finale. Petit à petit, il regagne l’initiative avant de finir par faire craquer la résistance de son valeureux adversaire. Voir l’échiquier ci-après…
Carlsen vient de jouer le puissant 51…Fd2!
52.Ce2 Tb3! 53.Ta2 Fb4 54.Rxd6 Td3+ 55.Rc6 Rg5 56.Rb5 Rg4 57.Rc4 Td1 58.Tc2 Rf3 59.Cc1 Rxe4 60.Cb3 Td3 61.Te2+ Te3 62.Cc1 Txe2 63.Cxe2 Rf3! 64.Cg1+ Rg2! 65.Ce2 Rf2 66.Cc1 e4 67.Rd5 e3 68.Cd3+ Rf1! 0-1. Le champion norvégien a fait montre dans cette partie de toutes ses qualités: de la malignité dans l’ouverture, de l’audace dans le milieu de jeu et de la pugnacité en finale.
Rudolf Spielmann – Baldur Hoenlinger, tournoi de Vienne en 1933, défense Caro-Kann attaque Panov, transformée en Gambit Dame accepté
1.e4 c6 2.d4 d5 3.exd5 cxd5 4.c4 Cf6 5.Cc3 e6 6.Cf3 dxc4 7.Fxc4 Fe7 8.0–0 0–0 9.Ff4 a6 10.d5!, Une rupture classique dans les positions où les blancs possèdent un pion isolé en d4. Voir le diagramme ci-dessous…
10.d5! pour tenter de fracturer l’édifice noir.
10…exd5 11.Cxd5 Cxd5 12.Fxd5 Cd7 13.Dc2 Da5 14.Fb3 Cc5 15.Tae1! Dd8, malheureusement Hoenlinger ne peut pas se débarrasser du fou de cases blanches: après 15…Cxb3? 16.Txe7! et si Cc5 17.Cg5! g6 18.Dc4! Fe6 19.Dd4 Tad8 20.Df6 Cd7 21.Txd7! Fxd7 22.Fe5!, et la messe est dite. 16.Td1 Db6 17.Fg5! Fxg5 18.Cxg5 g6 19.Fxf7+!, la sensible case f7 fait les frais de la scabreuse stratégie noire. Ici on peut ranger ce sacrifice dans la catégorie «intuitif» car Spielmann sans tout calculer «savait» que la construction noire serait impossible à défendre. Voir l’échiquier ci-après…
Spielmann vient de jouer 19.Fxf7+!
19…Txf7 20.Cxf7 Rxf7 21.Td5! Ce6 22.Tfd1!, la position blanche se joue toute seule. 22… Dc6 23.Db3 b5 24.Td6! De4 25.Dc3 Re7 26.Dh8 g5 27.f3 Dg6 28.Td8 Dc2 29.Te8+ Rf7 30.Dg8+ Rf6 31.Te1 Dc6 32.h4!, la touche finale h6, si 32…gxh4 33.f4! a5 34.Tf8+ Cxf8 35.Dg5+ Rf7 36.Te7 mat… 33.h5! 1-0, une belle et instructive attaque de l’auteur inspiré de l’excellent livre L’art du sacrifice aux échecs.
L’article complet sur Le Figaro sous la plume experte de Bertrand Guyard