Coup de tonnerre en 1997, lorsqu’un programme informatique conçu par IBM terrasse le champion du monde d’échecs. «L’ordinateur capable de me battre n’est pas encore construit!» clamait pourtant celui-ci avant le match… Retour sur des événements qui ont tenu le monde en haleine, entre fascination et inquiétude.
L’ordinateur d’IBM, en un an, a gagné en puissance de calcul et produit des coups déroutants. Le grand maître, dépité, ne trouve plus la parade. (KOSTANS/SIPA)
Premier affrontement avec IBM
Le 10 février 1996, dans les salons d’un hôtel de Philadelphie, le Russe Garry Kasparov s’installe devant l’échiquier avec l’assurance du grand maître. À 32 ans, il est champion du monde d’échecs depuis onze ans, classé meilleur joueur de tous les temps, réputé pour ses attaques fulgurantes. Né en Azerbaïdjan, on le surnomme « l’ogre de Bakou ». Face à lui, non pas un grand joueur, mais un ingénieur d’IBM, Feng-hsiung Hsu, 37 ans, l’un des concepteurs de l’ordinateur Deep Blue, deux mètres de haut, 700 kg, programmé pour jouer aux échecs et installé à quelques mètres. Son nom, Deep Blue, fait référence au petit nom d’IBM, Big Blue, et au supercomputer Deep Thought du Guide du voyageur galactique, le roman de Douglas Adams.
Le match entre la machine et le grand-maître d’échecs
L’affrontement entre un grand maître et un ordinateur lors de parties longues – trois à quatre heures en moyenne – est une première : jusqu’alors, les champions avaient affronté la machine dans des parties d’une heure. Kasparov a relevé le défi dans un esprit ludique, persuadé qu’il viendrait facilement à bout des calculs à courte vue de ce Deep Blue. Pourtant, dès la première partie, le champion cale. Le public observe un Kasparov de plus en plus crispé. Au 37e coup, à la stupéfaction générale, il tend la main à l’ingénieur Feng-hsiung Hsu, se lève, quitte l’estrade les paumes levées vers le ciel dans un geste de dépit. Il vient de perdre la toute première partie de son match inaugural contre Deep Blue. Pour la première fois, un ordinateur a battu un champion du monde dans une partie lente. Deep Blue : 1. Kasparov : 0.
Le match n’est pas fini, car il reste encore cinq parties. Le champion du monde s’est laissé surprendre par la puissance tactique de Deep Blue, qui puise dans les milliers de parties mémorisées et évalue jusqu’à 100 millions de positions par seconde pour choisir la meilleure.
La courte victoire de l’esprit
Kasparov décide de miser sur des stratégies en profondeur, un «effet d’horizon» que l’ordinateur ne parvient pas encore à percevoir, ou sur la ruse, devant laquelle Deep Blue se laisse berner. Il remonte au score et l’emporte quatre points à deux. L’esprit l’a emporté.
Deep Blue : 100 millions de coups d’échecs analysés par seconde ; 20 personnes pour le faire fonctionner – Science Photo Library/IBM Research
Deep Blue n’en a cure, mais les ingénieurs d’IBM n’ont pas dit leur dernier mot. Les échecs constituent le terrain d’expérimentation idéal pour tester les capacités croissantes de l’ordinateur. Alan Turing avait développé une obsession pour ce jeu et inventé le premier algorithme nommé Turochamp en 1952. Encore fallait-il une machine assez puissante pour exécuter un tel programme.
La préparation du match
Chercheur à IBM, Arthur Lee Samuel s’y employa dès 1955. En 1985, les logiciels gagnent contre des grands maîtres, mais pas encore contre Kasparov. Au cours du match de 1996, l’engouement du public n’a pas échappé au PDG d’IBM, Lou Gerstner. Flairant un coup marketing mirifique, il propose à Kasparov une revanche, dotée d’une bourse doublée par rapport à l’année précédente : 1,1 million de dollars. Le champion se laisse facilement convaincre. Depuis l’écroulement de l’URSS en décembre 1991, les tournois d’échecs ont perdu tout enjeu politique et leur financement a fondu. Kasparov, qui a claqué la porte de la Fédération internationale, ne rencontre plus d’adversaire à sa hauteur. Alors une revanche, pourquoi pas ?
Au risque de la surchauffe
Ce 3 mai 1997 à Manhattan, dans le gratte-ciel Equitable Center, sur la 7e Avenue, Kasparov prend à nouveau place devant l’ingénieur Feng-hsiung Hsu. Le champion applique sa routine : il pose sa montre à droite de l’échiquier, replace les pièces avec minutie, chasse une poussière imaginaire. «L’ordinateur capable de me battre n’est pas encore construit !» a-t-il proclamé la veille au Figaro . Il joue les pions blancs, pousse son cavalier en F3. Le match est retransmis sur un grand écran pour le public installé dans une salle à un autre étage. L’ordinateur a été rebaptisé Deeper Blue car il peut désormais calculer 200 millions de positions par seconde au lieu de 100 et anticiper jusqu’à huit coups d’avance.
Dès la première partie, Deeper Blue présente des signes de faiblesse, tergiverse, surchauffe. Rictus aux lèvres, Kasparov domine, mais au 44e coup, Deeper Blue joue un coup stupéfiant. Kasparov croit à un piège, examine toutes les possibilités, finit par jouer. Le coup suivant, l’écran de Deeper Blue affiche : « Victoire Kasparov. » Incapable de trancher, l’ordinateur a choisi un coup aléatoire, donc incohérent et perdant. Radieux, le grand maître est convaincu qu’il ne fera qu’une bouchée du nouveau Deep Blue.
Le lendemain, à son tour de jouer les noirs. Il ne possède plus l’initiative et se retrouve lentement enserré, face à un Deeper Blue digne de Karpov, son adversaire historique, au jeu positionnel méthodique, froid, étouffant. Kasparov ne trouve pas la parade, se laisse même déstabiliser par des coups d’une subtilité presque humaine.
« Une guerre psychologique »
Tête entre les mains, regard sombre, le champion fatigue, s’exaspère, s’agite, perd ses moyens. Au 45e coup, il jette l’éponge, se lève et disparaît. Le public ébahi a le sentiment d’assister à un moment historique, une bascule dans une nouvelle ère. Au cours de la soirée, les experts analysent cette partie et découvrent que, s’il avait persévéré, Kasparov aurait pu obtenir une partie nulle et non perdante, en sacrifiant une pièce. Le grand maître a flanché trop tôt. Sa défaite ne fut pas tactique, mais psychologique.
Piqué au vif, Kasparov prend la parole au cours d’une conférence de presse improvisée : «Comment Deep Blue peut-il, à quelques coups de distance, commettre une bourde puis jouer comme un champion? Cela me rappelle le célèbre but de Maradona en 1986. Il disait que c’était l’oeuvre de la main de Dieu.» Maradona avait marqué le but avec son coude. Quand on lui a fait remarquer, il a invoqué la main de Dieu. Kasparov accuse IBM d’avoir triché, comme Maradona, d’avoir truqué la partie : le jeu de Deeper Blue serait en réalité aiguillé dans l’ombre par la main de l’homme.
La suspicion qu’il exprime raconte en filigrane sa propre histoire
Né en 1963, Kasparov est un enfant de l’ère Brejnev. Un entraîneur l’a poussé à troquer son nom à consonance juive, Weinstein, contre un patronyme russifié. La Fédération soviétique des échecs a ensuite voulu l’empêcher de battre Karpov, le champion du monde en titre, interrompant un match crucial «pour préserver la santé des joueurs». Au cours des tournois à l’étranger, l’ombre du KGB ne le lâchait jamais. Les échecs eux-mêmes sont «comme une guerre psychologique, vous devez dominer le jeu et l’adversaire», admet Kasparov.
L’équipe de Deep Blue, en 1996 – Photo IBM/DeepBlueTeam
Les accusations du joueur envers IBM ne sont pas sans fondement. Depuis des semaines, le grand maître américain Joel Benjamin entraîne en effet Deeper Blue à s’améliorer. «Après chaque partie, Deep Blue était reprogrammé par une équipe de choc qui comptait plusieurs grands maîtres internationaux, note l’historien des échecs Daniel Johnson. Ce qui, pour Kasparov, revenait à affronter un nouvel adversaire inconnu à chaque partie et un adversaire qui, de plus, avait mémorisé non seulement toutes les parties qu’avaient jouées Kasparov, mais aussi toutes celles des autres joueurs.
Dès lors, la joute psychologique, si importante dans un championnat mondial entre humains, était faussée. Le cerveau d’acier de Kasparov pouvait se fatiguer, se déconcentrer, se décourager ; le cerveau de silicium de Deep Blue n’avait, lui, aucun état d’âme» (Daniel Johnson, Le Roi, la Reine et les Empires, Éditions Éloïse d’Ormesson, 2009). Les informaticiens ont même implémenté dans le programme de Deeper Blue une ligne de code lui permettant de simuler des hésitations. De quoi finir de perturber un champion déjà en difficulté.
La volonté de comprendre pourquoi la machine domine aux échecs
Dès cette seconde partie perdue, Kasparov et son clan réclament à cor et à cri les données analytiques de la machine pour comprendre son mode opératoire, mais ils se heurtent à un refus ferme et définitif de la firme. Le joueur doit continuer à affronter un total inconnu. Dans les parties suivantes, Kasparov ne parvient plus à reprendre la main. Tous les assauts se brisent sur les défenses de la machine. En désespoir de cause, le champion puise dans des variations inconnues de l’ordinateur, mais s’égare et n’obtient plus que des parties nulles.
Après la cinquième partie, il semble résigné et confie : «Je suis un être humain. Lorsque je vois quelque chose qui dépasse mon entendement, j’ai peur.» Le lendemain, en commettant une erreur de débutant, Kasparov se saborde. L’ordinateur fait mat en 19 coups seulement au bout de quarante-cinq minutes. La machine a remporté le match contre le meilleur joueur au monde, une révolution. L’action d’IBM bondit. Dans la foulée, la marque vendra des millions d’ordinateurs.
La demande de Kasparov
Kasparov réclame à IBM une revanche. Non seulement l’entreprise refuse, mais elle s’empresse de démanteler Deeper Blue. Kasparov n’en démordra pas : «Il n’y a pas eu de défaite parce que je ne crois pas que cet ordinateur ait jamais existé. IBM a triché. Des coups décisifs ont été joués par des êtres humains.» Ou peut-être qu’IBM a plus finement joué la partie psychologique, laissant Kasparov cogiter sur le pourquoi du comment, se perdre en conjectures et oublier de jouer aux échecs.
Il faudra attendre six ans pour que l’ex-champion du monde affronte à nouveau l’ordinateur, l’allemand Deep Fritz et l’israélien Deep Junior, obtenant deux parties nulles, puis il abandonnera les échecs en 2005. Les logiciels sont aujourd’hui capables d’anticiper 50 coups d’avance avec stratégie. Il ne revient plus à la machine de défier l’homme, mais à l’homme de défier cette machine.
Arte refait le match
« Il n’y a pas de sport plus violent que les échecs», a souvent asséné Kasparov. On pourrait ajouter : ni plus dramaturgique. La série Rematch, diffusée en octobre 2024 sur Arte, restitue l’extrême tension psychologique qui entoura le match Kasparov-Deeper Blue en 1997. Pour rendre épique un affrontement limité aux cases d’un échiquier et dont l’un des adversaires est une armoire en métal, la caméra s’approche au plus près d’un Kasparov campé en héros tragique, naviguant entre arrogance et désarroi, bataillant jusqu’à la chute.
Le récit remonte aux sources de sa vocation et de son énergie : «Qui, si ce n’est pas toi?» lui répétait un père malade et mordu d’échecs. Le doute n’épargne pas les personnages secondaires : la mère devant la déconfiture du fils, l’ingénieur mêlé aux manigances d’IBM, la cadre dirigeante et ses remords… Planté au coeur de Manhattan, le huis clos ignore le contexte politique pour se concentrer sur le drame intime, la solitude du génie devant l’échiquier et de l’homme devant la machine. «Si l’intelligence artificielle triomphe, que vont devenir les échecs ? Que vais-je devenir?» s’interroge le héros.
L’article complet dans le dernier numéro d’Historia