Cet article est consacré au premier championnat du monde officiel en 1886 entre le «moderne» Wilhem Steinitz et le «romantique» Johannes Zukertort. Cette rivalité commença dans la presse quelques années auparavant, où les deux maîtres défendaient leur conception opposée des échecs.
Chers amis des échecs, nous allons cette semaine revenir sur le premier match officiel de championnat du monde entre l’Autrichien (naturalisé américain) Wilhem Steinitz et le Polonais Johannes Zukertort, qui se déroula en 1886 aux États-Unis.
Une rivalité de 14 ans
À l’heure d’internet et de la propagation ultrarapide de l’information, il est difficile de concevoir que la rivalité entre les deux maîtres commença quatorze ans avant par un complot ourdi par les derniers romantiques des échecs, qui trouvaient que Steinitz, et surtout ses théories dites positionnelles qu’ils jugeaient trop rigides, ne pouvait dominer la stratégie échiquéenne. Les conspirateurs romantiques savaient que leur tâche serait ardue. Depuis le retrait de Paul Morphy, Steinitz avait prouvé dans de nombreux tournois qu’il était bien le plus fort joueur du monde. En outre, l’industrieux maître autrichien passait sa vie à promouvoir ses idées nouvelles dans des revues spécialisées et dans les colonnes des grands journaux des villes où il vivait , c’est-à-dire Vienne, Londres et puis New York.
Zukertort comprit assez vite que pour battre Steinitz, il ne faudrait pas seulement être plus habile que lui sur l’échiquier, mais qu’il faudrait aussi convaincre le monde des échecs de la justesse de son approche du jeu. Après avoir pris des cours assidus avec le grand Adolf Anderssen, le roi des échecs romantiques, le docteur en médecine Zukertort décida d’arrêter son métier et émigra en Angleterre pour défier Steinitz. Leurs premières confrontations se terminèrent au très grand avantage du bouillant Autrichien: 7 à 1. Cette déconvenue ne découragea pas Zukertort qui continua d’étudier et surtout engagea un duel littéraire avec son rival en s’appuyant sur la nouvelle revue qu’il venait de créer: The Chess Monthly.
Une guerre littéraire digne d’Illusions perdues de Balzac
Dans un monde sans logiciel, chaque position devenait donc un sujet de controverse entre les deux rivaux. De mois en mois, de semaine en semaine, Steinitz défendait âprement ses analyses dans sa colonne du Field tandis que Zukertort contre-attaquait dans son magazine mensuel d’échecs. Cette authentique guerre échiquéenne, qui ressemblait aux batailles des critiques littéraires décrites par Balzac dans Illusions perdues, dura presque une décennie. Jusqu’au jour où Steinitz accepta enfin le défi de Zukertort.
Le 11 janvier 1886, Zukertort avec les blancs poussa son pion en d4. Le premier championnat du monde avait commencé. Au bout de cinq parties, il mena par 4 à 1. L’école romantique, que l’on croyait morte, vivait une renaissance. Mais Steinitz analysa ses défaites avec beaucoup d’objectivité. Il comprit que Zukertort était un romantique plus subtil que ses prédécesseurs. Alors, il fit plus attention dans les ouvertures afin de brider toutes velléités offensives chez son adversaire. Obligée désormais de louvoyer sans pouvoir lorgner sur le roi adverse, la fantaisie de Zukertort disparaîtra. Il perdit cruellement le match par 10 à 5 ( avec cinq nulles). L’histoire des échecs avait choisi son premier maître, Wilhem, «the chess Instructor».
Steinitz et Zukertort sont assis face à face devant l’échiquier.
Pour illustrer les conceptions des deux champions nous vous présentons, ci-dessous, une victoire de Zukertort au début du match dans une défense Slave puis la 9e partie une domination positionnelle bien dans le style de Steinitz.
Steinitz – Zukertort, 5e partie du Championnat du monde, 20 janvier 1886 à New York, défense Slave du Gambit de la Dame
1. d4 d5 2. c4 c6 3. Cc3 Cf6 4. e3 Ff5 5. cxd5 cxd5 6. Db3 Fc8 7. Cf3 Cc6 8. Ce5 e6 9. Fb5 Dc7 10. Fd2 Fd6 11. f4 O-O 12. Tc1 Fxe5 13. fxe5 Ce8 14. O-O f6… Steinitz a joué le début passivement. Pour ne pas finir étouffer il tente de réagir au centre. Une stratégie dangereuse lorsque l’on n’est pas bien développé.
15. Fd3 Tf7 16. Dc2 f5 17. Ce2 Fd7 18. Tf2 Tc8 19. Fc3 Db6 20. Dd2 Ce7 21. Tcf1 Fb5 22. Fb1 Da6 23. g4!! Zukertort est comme un poisson dans l’eau dans cette position où il peut attaquer. Avec ce coup pion il cherche à rompre le centre et aussi le roque adverse.
Zukertort vient de jouer la rupture attendue 23. g4!
g6 24. h3 Rc7 25. Re1 Ng7 26. Nf4 Nc8 27. gxf5 gxf5 Si 27… Cxf5 alors Zukertort aurait percé au centre avec 28. e4!! Par exemple dxe4 29. Fxe4! Cfe7 et enfin une autre rupture destructrice 30. d5!!… «Les pions sont l’âme des échecs» a dit le grand Philidor. 28. Rg2 Kh8 29. Kh2 Qc6 30. Reg1 Ne7 31. Qf2 Qe8 32. Rxg7!! La pointe finale qui pousse Steinitz à l’abandon 1-0
Zukertort vient sacrifier en jouant 32.Txg7!! si 32…Txg7 33. Txg7 Rxg7 34. Cxe6! la position de Steinitz serait en ruine.
Steinitz – Zukertort, 9e partie du championnat du monde jouée le 10 février 1886 à Saint-Louis aux États-Unis, Gambit de la Dame accepté par interversion de coups
1. d4 d5 2. c4 e6 3. Cc3 Cf6 4. Cf3 dxc4 5. e3 c5 6. Fxc4 cxd4 7. exd4 Fe7 8. O-O O-O 9. De2 Cbd7 10. Fb3 Cb6 !? Une manœuvre caractéristique des conceptions «steinitziennes»: il veut absolument contrôler la case d5 qui se trouve devant le pion isolé en d4. Il prive ainsi Zukertort de la moindre velléité offensive.
Steinitz vient de placer son Cd7 en b6! Pour «cimenter» la cruciale case d5
11. Ff4 Cbd5 12. Fg3 Da5 13. Tac1 Fd7 14. Ce5 Tfd8 15. Df3 Fe8 16. Tfe1 Tac8 17. Fh4 Cxc3 18. bxc3 Dc7 19. Dd3 Cd5 20. Fxe7 Dxe7 21. Fxd5 Txd5 22. c4 Tdd8 23. Te3 Dd6 24. Td1 f6 25. Th3 h6 26. Cg4 Df4
27. Ce3 Fa4!! Les manœuvres de diversion commencent. Tel un serpent qui danse autour d’un bâton Steinitz développent une offensive positionnelle de grande envergure dont peut-être Zukertort, à l’époque, ne pouvait mesurer la force.
Steinitz vient de jouer le pernicieux et déstabilisateur 27…Fa4!!
28. Tf3 Dd6 29. Td2 Fc6 30. Tg3 Plus résistant était 30. d5 Be8 etc. 30… f5 31. Tg6 Fe4 32. Db3 Rh7 33. c5 Txc5 34. Txe6 Tc1+ 35. Cd1 si 35. Td1? Alors Txd1+ 36. Cxd1 Dxd4 gagne pour les noirs 35… Df4 36. Db2 Tb1 37. Dc3 Tc8 38. Txe4 Dxe4! , Zukertort abandonne. Les blancs n’ont simplement plus de solutions viables.
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