Les échecs en France par Polo Breitner

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Interview de Polo Breitner, l’auteur sur Slate du fameux article sur les échecs qui pointe les faiblesses chroniques de la France parmi les nations échiquéennes.

Philippe Dornbusch au Musée de Tel Aviv : La parole est à nos lecteurs © Chess & Strategy

La parole est à nos lecteurs sur Chess & Strategy !

Aujourd’hui, nous ouvrons volontiers nos colonnes à Polo Breitner, amateur fin et éclairé du jeu d’échecs et ancien chroniqueur estampillé football allemand sur RMC et Eurosport, au pseudonyme en hommage au grand footballeur allemand et esprit libre Paul Breitner.

Illustration photo: Philippe Dornbusch au Musée d’Art de Tel Aviv © Chess & Strategy

Comment avez-vous appris à jouer aux échecs ?

Au début, ce ne sont pas forcément de bons souvenirs. Les relations avec mon beau-père étaient compliquées. Il m’a appris la marche des pièces vers 7-8 ans, me battait tout le temps. J’ai alors décidé de rentrer dans une MJC pour apprendre, pour le dépasser. Puis, je me suis retrouvé en internat militaire vers 10 ans, à Autun en Saône-et-Loire, il y avait un club tenu par mon professeur de mathématiques. Il était ancien champion de Bourgogne…de Boxe ! Il nous le faisait savoir et le tableau noir s’en souvient encore. Nous étions morts de trouille à chaque fois qu’il rendait les copies ! Moi, il me protégeait car je gagnais des parties pour le bahut. J’ai connu le GM Prié et le MI Vareille, notamment, lesquels faisaient leur service.
Ensuite, il y a des coups de cœur, des vrais. La découverte d’une partie d’Anderssen, pas l’Immortelle mais l’autre contre Dufresne. Cette combinaison et la position finale avec les deux fous et le pion en f6 pour mater ! Ce n’est pas humain, c’est mystique ! C’est à ce moment là que j’ai compris que je n’étais rien face à la puissance de ce jeu. Une formidable leçon d’humilité. Ou bien une autre partie découverte dans La défunte « Revue des Echecs » je crois : une partie Nunn-Haïk du Championnat de Paris 1983 qui me fera aimer immédiatement la Dragon accélérée malgré la défaite du Français ou bien la découverte du Gambit de Belgrade joué alors par Eric Prié de mémoire.

Et vous avez atteint quel niveau ? Vous pratiquez encore ?

Comme beaucoup d’amateurs, ma vie professionnelle a pris le pas sur le reste. J’ai très peu pratiqué en fait. Mon premier tournoi : Metz en 1989, il y avait Miles, le jeune Sadler, Haïk. Que des joueurs aperçus furtivement dans des livres ou des revues. Je crois que je suis monté à 2050 Fide, ma meilleure perf. ? 2165 en intercercles d’entreprises au début des années 2000. Et dire que je prenais l’avion de l’étranger rien que pour jouer une partie à Paname puis de nouveau direction Roissy. C’était un sentiment de plénitude à ce moment. Pas d’avoir percé le mystère des 64 cases -loin de là- mais simplement l’impression de jouer des parties « propres », le sentiment de « voir » à peu près tout. Même si je n’avais pas le niveau pour concurrencer des grands joueurs, je regrette de n’avoir jamais eu de structures autour de moi, pour apprendre le b.a.-ba des finales par exemple. Lorsque je vois les plus jeunes aujourd’hui, pris en charge par les clubs, sans parler des coaches privés ou bien des bases de données…pfff. Je ne jalouse pas, je compare les époques simplement.

Polo Breitner contre Edwin Bhend au tournoi d'échecs de Bâle en 2014

J’ai repris il y a dix-huit mois, au très fort Schachfestival de Bâle en 2014, que je recommande à tous vos internautes, rien que pour apercevoir des anciennes gloires comme Hort ou Andersson.

A la première ronde, j’ai dominé outrageusement la légende suisse Edwin Bhend (voir photo ci-contre), lequel a par le passé battu Tal, puis la pendule m’a joué des tours. Je suis habitué à l’ancienne cadence 40c/2h. Maintenant avec les nouvelles incrémentations, mon cerveau ne suit pas, ou plus, -un souci que beaucoup de joueurs de plus de 40 ans ont apparemment- j’ai fini par perdre une position que n’importe quelle « mazette » aurait gagné. J’étais furax, au fond du trou. Je me suis excusé de ma mauvaise humeur, au bar de l’Hôtel, avec mon adversaire. Les échecs c’est l’école de la frustration aussi. Tu peux simplement jouer les Icare. Depuis, je cherche à refaire une belle partie…j’attends toujours (rires).

C’est quoi le bonheur d’être amateur aux échecs ?

Pour moi, c’est d’être en harmonie avec son répertoire. Tu ne joues pas forcément les lignes les plus tranchantes « pour faire comme si » mais tu développes des idées, des plans que tu comprends, à ton niveau. Tu te respectes en fait, tu es simplement « toi » avec tes carences. Jouer la « Najdorf » ou la « Grünfeld » parce que c’est hype et ne rien comprendre à la position dès que la théorie s’éloigne…par pitié. Ensuite, c’est de suivre, avec mon ordinateur, des parties que je considère comme fascinantes, soit parce qu’on sent une « préparation » -je pense à la défaite par exemple de Maxime avec les noirs contre Giri en 2014 à Bienne. Quel travail « à la maison » du Néerlandais ! Soit parce qu’elles sont intéressantes. Pour rester sur « Max », je pense à l’idée f6 de Jobava dans la Caro-Kahn lors du Fide Grand Prix 2015 ou bien celle l’opposant à Ivantchouk en 2014 à Gibraltar. Ce sont des parties que je « comprends ». Honnêtement, c’est le pied !

Vous suivez les tournois en direct ?

Oui, évidemment, dès que possible ! Je m’énerve même parfois derrière mon écran ! Surtout lorsque les Français jouent ou bien mes joueurs préférés. J’aime bien le style de Bauer et le « Kalash band » : Cornette, « Libi », Nataf. Et, bien entendu, tous les grands évènements. En ce moment je suis gâté, il y a Bienne avec Maxime et Richard (Rapport). J’adore ce dernier, son style, le fait aussi qu’il joue des variantes peu connues ou sujettes à caution comme la défense Tchigorine. Sa partie de la quatrième ronde contre MVL me plait. 99% des gens vont penser -« il échange les Dames, il veut la nulle »- mais c’est archi-faux, on est typiquement dans une variante « les Blancs n’ont pas d’avantage mais les Noirs ont des problèmes » que n’importe quel amateur peut concevoir. Mednis avait écrit d’excellents bouquins là-dessus et traduits en français qui plus est ! Je suis de cette « école ». Rapport fait le spectacle, il gagnera le respect du public grâce à cela, comme Chirov avant. Ces deux joueurs ne seront pas champions du monde. On s’en fiche du résultat ! Tu mets le feu !

Dans votre profession, vous connaissez des gens qui pratiquent le jeu d’échecs ?

Oui. Par exemple, mon ancien comparse sur RMC, le spécialiste du football anglais, le très « british » Philippe Auclair. Il suit aussi les tournois. Nous avions même commencé une partie a l’aveugle une fois en direct à l’antenne, lui de Londres, moi en studio ou à l’étranger, je ne sais plus. Entre Rooney et Müller, nous avions réussi à placer une Richter-Rauzer ! C’est un spécialiste de la Benoni si mes souvenirs sont exacts.

Pourquoi cet article sur les Echecs dans Slate ?

En fait, c’était sur un coup de tête, presque un coup de gueule. J’en avais un peu ras-le-bol de voir l’évolution de cette discipline dans le monde, la classe du club de Saint-Louis, l’arrivée des jeunes Chinois, des Indiens, les nouveaux moyens de financement qui ne passaient jamais par l’Hexagone, etc. Aussi, ai-je demandé à mon ancien « boss » chez Eurosport qui écrit pour Slate, s’il pouvait me donner le nom du rédac-chef, afin de lui proposer un papier. Ils ont répondu positivement très rapidement, me stipulant que cette discipline intéressait paradoxalement beaucoup de lecteurs. Cela confirme, au minimum que les échecs fascinent, intriguent, non ?

Vous avez eu des retours ?

Beaucoup ! Je fus le premier surpris. Des messages de félicitations. Certains journalistes de renom en France ont même retweeté l’article. Lors de sa parution, je disputais l’Open A du championnat de Paris, des gens en parlaient ouvertement autour de moi. Ce fut quelque peu cocasse, je riais intérieurement.

Votre article rappelle la puissance géostratégique des échecs. Il met aussi en demeure les échecs français à tenir leur rôle Pouvez-vous faire un état des lieux critique de la place qui est la leur d’après vous, dans le concert des Nations d’Echecs ?

Précisons une chose très rapidement si vous le voulez bien. Je ne mets personne en demeure. De quel droit ? Je ne vise personne dans cet article, ni l’actuelle direction de la FFE, ni les anciennes, ni les clubs, ni X, Y ou Z. J’essaie d’avoir une vision systémique et j’en sors une vérité, tout du moins « ma » vérité. Elle est subjective bien entendu. On peut, par exemple, me rappeler que le premier titré GMI français, en l’occurrence Bachar Kouatly, ne date que de 1989. Combien y en a-t-il aujourd’hui ? Une quarantaine. Ok ! Maintenant est ce qu’ils vivent bien de leur profession ou est-ce un pis-aller, un système inflationniste ? Que Joël Lautier soit candidat au titre mondial en 1994 contre Jan Timman, que les résultats actuels de l’équipe de France soient sans commune mesure avec ceux des années 70-80 dans les compétitions internationales, j’en suis bien conscient. Moi, je me suis intéressé au système de production des champions ainsi que de la volonté politique. Et là, je pointe du doigt le modèle français actuel.

Vous critiquez les structures tout de même

Je ne critique pas le modèle. J’en suis issu et très reconnaissant ! C’est notre héritage. Là, où j’ai des doutes, c’est sur sa viabilité sur le long terme. Est-il compatible avec une globalisation en marche ? De mon point de vue aucunement. J’ai écrit mon article bien avant la parution du dernier Europe-Echecs et je constate deux excellentes interviews dans la revue sur ce que pense le président du club de Bischwiller, champion de France par équipes en 2015, et la « traitrise » des élus niçois sur les subventions. En quoi cela diffère-t-il de mon point de vue ?
On en revient toujours au même. Si vous avez la chance d’avoir des élus nationaux ou régionaux qui pratiquent la discipline alors vous êtes bien lotis. Sinon vous vous retrouvez à coté des pratiquants du nain jaune ou des petits chevaux. Désolé pour ces deux dernières activités mais l’influence géostratégique et historique n’est pas la même.

D’où vient le problème alors ?

Le système est bancal d’une part parce que nos élites politiques ne connaissent pas l’histoire de ce jeu et d’autre part parce que le système fédéral veut s’occuper de tout, des amateurs comme des professionnels. Cela est aussi vrai dans d’autres activités d’ailleurs. Il suffit de regarder ce qui se passe dans le football français actuellement et la guerre entre la LFP et la FFF. A cela vient se rajouter chez nous une tradition de la chasse à la subvention et le problème du modèle économique pour le noble jeu. Encore que là aussi, il y aurait beaucoup à dire. Or, et c’est une tendance mondiale, quelle que soit l’activité tout ce qui est du domaine de l’élite, de la performance, est financée par le privé. La contrepartie on la connait, c’est le branding, l’image de marque.

Vous avez un exemple concret ?

Vous n’en avez pas marre que les « cultureux » vous parlent à longueur de temps de Marcel Duchamp et du jeu d’échecs ? Cela se cantonne à des discussions germanopratines ! Sinon vous pensez démarcher des entreprises sur un air de Philidor ? Vous construisez l’imaginaire des mômes du XXIème siècle avec Philidor et Duchamp ? J’ai un doute là.
Par contre relier les 64 cases avec le développement de l’industrie du numérique, est-ce une mauvaise idée ? Nous entrons dans l’air de l’économie du savoir, celle de la connaissance et, en France, on ne voit aucune passerelle se créer. Chaque année, les Grandes Ecoles nationales s’affrontent autour des échiquiers -on se demande bien pourquoi sauf à reconnaitre les qualités des échecs pour le développement de la personne- les étudiants sont bardés des plus grands diplômes, toutes les entreprises, y compris à l’international, se les arrachent et nous n’arrivons pas à associer l’image du jeu d’échecs avec l’élite de la France et le privé, les grands conglomérats ? A décrocher du sponsoring pour la masse ? Nous marchons sur la tête d’autant plus que cette activité ne coûte rien.
Quant au championnat inter-entreprises des échecs, ne pourrait-il pas être une belle vitrine à l’avenir ? Avec des sociétés qui s’engagent ? SOCAR Bakou existe et remporte la coupe d’Europe des clubs en 2014 mais TOTAL Clichy serait, par contre, du domaine de l’utopie ?

Le modèle est donc à repenser ?

Il faut surtout des gens qui réfléchissent, qu’ils soient innovants ! Lorsque je parle « d’un communisme mou à la française », je critique les habitudes prises par des décideurs qui estiment que « c’est comme ça » et qui se mettent à pleurer dès que la subvention n’arrive pas. Et vu les finances publiques, le transfert des compétences de l’Etat vers les régions, cela risque de ne pas s’arranger.

Cela ne signifie nullement qu’il ne faut pas remercier et même embrasser sur le front les bénévoles, les directeurs de clubs pour leur engagement. Je pense à deux « Dédé ». André Clauzel que je ne connais pas mais dont on m’a dit le plus grand bien et André Marchand que j’ai agréablement revu lors des championnats de Paris. Ces hommes là, l’Etat devrait leur donner la médaille du Mérite ! Ils sont la pierre angulaire du système.

Vous n’êtes pas contre l’amateurisme alors ?

Mais absolument pas ! Je dis juste que les objectifs et les finalités des professionnels et des amateurs ne sont pas les mêmes. Ils ne sont pas opposés, ils sont différents, peut-être complémentaires. Encore une fois, que propose-t-on aujourd’hui comme tournoi fermé en France pour nos talents de demain ? Quelles sont nos filières de développement ? De reconversion pour nos professionnels ? Quelle est la renommée de nos tournois à l’international ? Nada ! Comment voulez-vous attirer des sponsors ? Et tout cela financé en grande partie par une force publique inerte dont la besace est bien percée. Où est le gain pour la communauté des échecs français en particulier et pour la nation en général ? 0+0 = la tête à toto !
Si je compare avec le tournoi de Londres, je vois des responsables de l’organisation, sur le net, qui appelle ouvertement la population à faire des dons avec le slogan « vous voulez un plateau de qualité alors donnez » et tous les moyens de paiements défilent en bas.

L’Education nationale pousse au développement de la discipline pourtant…

Mais oui ! Mais c’est là toute notre chance. Il y a une fenêtre de tir. Mais l’EN pousse afin d’éviter que les gamins trainent dehors et que le jeu d’échecs, ne coûtant rien, est un bon palliatif, ou bien parce que le mammouth a compris les bienfaits de cette discipline pour les jeunes ? J’ai peur qu’il n’y ait qu’un développement administratif des 64 cases dans les écoles, basé sur une pédagogie-maison et non un apprentissage populaire de la discipline, à la Howard Zinn. Si on apprend les échecs comme on m’a forcé à apprendre par cœur la Lorelei en cours d’allemand, je ne suis pas persuadé du bien-fondé de la chose. A ce stade, pour les enfants, c’est le plaisir qu’il faut développer, pas la contrainte. Et pour transmettre une culture populaire dans la société civile, il vaut mieux la propager d’une façon sympathique, non ?

On devrait se rappeler pourquoi au sujet du jeu d’échecs Nicolas II de Russie et Lénine étaient sur la même longueur d’onde ! C’était pourtant le grand écart question obédience politique.

Vous êtes optimiste sur l’avenir de cette discipline en France ?

Ni optimiste, ni pessimiste puisque ce n’est que d’une volonté politique nationale que peut arriver le changement. Je crois déceler le potentiel en France. A Saint-Etienne, où je vis une partie de l’année, nous avons fait descendre les échecs dans la rue. C’était la première fois depuis des lustres. Les gens nous demandaient « mais pourquoi la municipalité n’installe-t-elle pas des échiquiers tout le temps dans les parcs ? Je reviens de Suisse, il n’y a que ça ! », ou un père de famille nous annonçant que lui « ne jouait pas mais que son fils devait apprendre car ce jeu forme l’esprit ». C’est la « décence ordinaire » du peuple qui parle. Une personne sur trois s’arrêtait pour jouer un blitz avant de retourner au boulot ou d’aller chercher les enfants à l’école. Un vrai petit succès pour une première !

Tout ce que je peux vous dire, c’est que je dois rendre, pour la rentrée, un rapport sur la situation des échecs en France et les passerelles possibles avec le ballon rond à un président d’un club de football évoluant en L1. On verra. J’espère aussi rencontrer bientôt un actionnaire minoritaire d’un autre club professionnel du championnat de France qui lui sait déplacer les pièces. Je regarde ce qu’il se passe à l’étranger, notamment en Allemagne. Je ne suis pas un doux rêveur donc je cherche des modèles économiques les plus pérennes possibles.

Un souhait alors ?

Un vieux rêve plutôt, celui avec ma femme (elle ne pratique pas mais j’avais besoin de son ressenti pour « sentir l’animal » afin de le transmettre aux béotiens) d’écrire une bio sur Lautier, j’étais fou de lui, le pousser dans ses derniers retranchements, comprendre pourquoi il n’est pas devenu champion du monde alors que c’était un tueur. Le décortiquer, le désosser. Bienne 1990 et l’apprentissage face à Karpov. Son match contre Sokolov en 92 puis Kramnik en 93. Recommencer le match contre Timman, son choix du GDA, lui demander son avis sur l’évolution des Echecs, d’analyser ses parties, quelques unes seulement, mais en profondeur pour les lecteurs, pourquoi e4 en 1996 ? Lautier, c’est Le champion français !

Merci Polo

Merci surtout à Chess and Strategy d’avoir relayé mon papier sur Slate

Pour en savoir plus : L’article du Magazine Slate

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