L’installation d’un cavalier indélogeable sur un avant-poste, si possible centrale, est souvent le signe d’un avantage stratégique. Cette chronique de Bertrand Guyard vise à montrer comment les plus grands maîtres s’y prennent.
Vladimir Kramnik, le XIVe champion du monde (2000 -2007) est un maître du jeu positionnel – Photo AFP/Thomas Samson
Comment prendre l’avantage en milieu de partie ? Cette question cruciale tous les joueurs d’échecs, quel que soit leur niveau, se la posent. Dans l’ouverture la réponse est plus aisée, il faut mobiliser ses pièces. En finale aussi, la promotion d’un pion en dame représente souvent l’ultime objectif. En revanche la complexité du milieu de jeu n’autorise pas une telle simplification.
Ici mille chemins mènent à Rome. On les connaît: une attaque directe sur le roi, une combinaison foudroyante qui gagnerait du matériel, une attaque de minorité, une percée au centre «à la Morphy» afin d’ouvrir des lignes… mais quels que soient les objectifs fixés, il s’avérera nécessaire avant tout d’obtenir un avantage stratégique, l’indispensable préalable à tout assaut.
La reconnaissance de cases faibles dans le camp adverse, leur domination puis leur occupation par un cavalier inexpugnable est la méthode la plus utilisée par les maîtres. Elle exige dans un premier temps une définition simple pour bien la comprendre. Un point faible donc, est une case qui ne peut plus être contrôlée par un pion adverse. Et évidemment, comme dirait Monsieur de La Palice, cette faiblesse devient une case forte pour le camp attaquant.
Des «trous» positionnels
La structure de pions, notamment au centre, détermine de fait l’importance relative des cases. Certaines ouvertures comme la Sicilienne montrent une tendance très nette à créer des «trous» positionnels. Les noirs particulièrement se retrouvent affublés d’une coupable faiblesse en d5. Les blancs doivent alors, s’ils le peuvent, y installer un fier destrier, qui tout à coup se transformera en une pieuvre géante capable dominer tout l’échiquier sur cet avant-poste béni des dieux.
Le lecteur attentif se demandera avec justesse pourquoi donc les meilleurs maîtres continuent de se servir de cette défense sicilienne, malheureusement si prompte à s’affaiblir en d5, d6 et même parfois en b6 ? C’est parce que, aux échecs, et c’est qui se fait leur charme, un défaut n’est jamais unilatéral. Certes, la Sicilienne semble mépriser parfois l’agencement des pions si cher au grand Philidor et, ne le cachons pas, le développement des pièces, mais elle offre aussi des compensations dynamiques indéniables liées précisément à ses faiblesses et au déséquilibre positionnel qu’elles induisent.
Pour illustrer ce premier propos sur les cases fortes et l’art et la manière d’en tirer profit, il fallait aller chercher trois pépites jouées par de grands stratèges des 64 cases. Ces trois immenses maîtres se nomment Bobby Fischer, Vladimir Kramnik et Mikhaïl Botvinnik. Dans les parties commentées de cette chronique, ils vont, avec un esprit de système admirable, tout faire pour dominer les cases blanches adverses et en particulier la case d5. Sans la moindre concession, ils arriveront à leur but. Mais ce qui caractérise leur génie, c’est qu’ils n’oublieront jamais la fantaisie combinatoire nécessaire à la réussite de leur plan.
Bobby Fischer ici en 1962 deviendra le premier joueur d’origine américaine à remporter le championnat du monde d’échecs en 1972
Robert James Fischer – Julio Bolbochan, Interzonal de Stockholm en 1962, défense sicilienne variante Najdorf
1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 a6 6.h3!? , une suite apparemment modeste, favorite de Fischer, mais qui cache un océan d’agressivité. Les blancs veulent prendre l’initiative en préparant g4 puis g5 qui repousseraient le Cf6, le défenseur de la cruciale case d5. 6…Cc6 7.g4 Cxd4 8.Dxd4 e5 9.Dd3 Fe7 10.g5 Cd7 11.Fe3 Cc5 12.Dd2 Fe6 13.0–0–0 0–0 14.f3 Tc8 15.Rb1 Cd7 16.h4 b5 17.Fh3 ! … Dans son style systématique, Fischer propose l’échange des fous de cases blanches afin de dominer toujours et encore la case faible des noirs en d5. Voir le diagramme ci-après…
Fischer vient de jouer le très positionnel 17.Fh3 !
Fxh3 18.Txh3 Cb6 , voir l’échiquier ci-dessous; essayez de deviner le prochain coup du grand maître de Brooklyn…
C’est à Fischer avec les pièces blanches de jouer. Comment va-t-il s’assurer définitivement du contrôle de d5 ?
19.Fxb6 !! , l’élimination du cavalier noir est stratégiquement décisive. 19…Dxb6 20.Cd5! , bien sûr ! le fier équidé fischérien va dominer quasiment tous les points vitaux du camp noir. 20…Dd8 21.f4 exf4 22.Dxf4 Dd7 23.Df5! , petit à petit le champion américain gagne du terrain. L’échange des dames est interdit en raison de la fourchette Cd5xe7 échec !, voir le diagramme ci-après…
Fischer vient de choisir 23.Df5 !, une manœuvre destinée à contenir toutes les velléités de la dame noire
23…Tcd8 24.Ta3 Da7 25.Tc3 g6 26.Dg4 Dd7 27.Df3 De6 28.Tc7 Tde8 29.Cf4 De5 30.Td5 Dh8 , le pauvre Bolbochan en est réduit à exiler sa dame… 31.a3 ! , un petit coup sadique: les noirs sont quasiment en zugzwang… 31…h6 32.gxh6 Dxh6 33.h5 Fg5 34.hxg6 ! , la jolie combinaison nécessaire qui fait plier les noirs. Si 34…Fxf4 35.gxf7+ Txf7 36.Txf7 Rxf7 37.Th5! Df6 38.Tf5!, la messe est dite. 34…fxg6 35.Db3! , la pointe…35… Txf4 36.Te5+ Rf8 37.Txe8+ 1-0, les noirs couchent leur roi car après 37… Rxe8 38.De6+! Rf8 39.Dc8+!, ils sont bientôt mat.
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