Interviewé par Stéphane Loignon pour le Parisien, l’ex-champion du monde d’échecs donne sa vision de l’intelligence artificielle
Battu en 1997 par l’ordinateur d’IBM Deep Blue, le Russe et ex-champion du monde d’échecs se fait désormais le défenseur des machines et de l’IA.
Désormais ambassadeur de la société de cybersécurité Avast, Kasparov s’exprimera au salon VivaTech 2019, jeudi 16 et vendredi 17 mai, sur cette technologie et sur la protection des données personnelles. À New York, où le dissident politique russe vit en exil depuis 2013, il a partagé avec le Parisien sa vision optimiste d’un futur où l’homme a tout à gagner du progrès des machines. Des propos rassurants du champion d’échecs le plus médiatisé.
Garry Kasparov, dans son bureau de New York (Etats-Unis), ville où le Russe est en exil politique depuis 2013 – Photo © Brian Shumway
Le reportage du match Kasparov 2,5-3,5 Deep Blue – Vidéo © Ina
Le 11 mai 1997, Garry Kasparov, alors meilleur joueur d’échecs au monde, secoue la tête, puis quitte, dépité, la scène sur laquelle il vient de s’incliner face à l’ordinateur Deep Blue d’IBM. Cette amère défaite a fait naître chez le maître une longue réflexion sur les bénéfices de la collaboration entre l’homme et l’intelligence artificielle, développée dans un livre, Deep Thinking, paru en 2017 et non traduit en France.
Comment avez-vous réagi quand vous avez perdu contre l’ordinateur Deep Blue ?
GARRY KASPAROV. Je me suis senti mal car, jusque-là, j’étais imbattable. Depuis 1992, des ordinateurs jouaient contre des champions d’échecs, et beaucoup, y compris moi, avaient connu des défaites dans des parties rapides. Mais nous conservions l’illusion que sur des parties longues, avec plus de temps pour réfléchir, nous pourrions éviter les erreurs. Nous n’anticipions pas le fait que les machines en profiteraient aussi. Aujourd’hui, les programmes d’échecs sont monstrueux. La différence entre eux et Magnus Carlsen, l’actuel numéro 1 mondial, est la même qu’entre une Ferrari et Usain Bolt. La compétition est terminée
Qu’avez-vous appris de cette défaite ?
Même si j’étais contrarié – j’aurais voulu prendre ma revanche mais IBM a refusé –, ce match a été une révélation. J’ai compris que pour les tâches dont nous savons décrire l’exécution, dans tous les univers qu’on appelle fermés, avec des paramètres fixes, comme les échecs, le jeu de go ou le poker, les machines l’emporteront, en faisant moins d’erreurs que les hommes, car elles n’ont pas d’émotions et connaissent les probabilités de chaque coup. Elles n’ont pas besoin d’être parfaites, il suffit qu’elles soient meilleures que nous. Dès 1998, j’ai donc commencé à prêcher en faveur de la collaboration avec les machines.
Considérez-vous les progrès de l’intelligence artificielle comme une chance ?
Certains y voient une route vers le paradis, d’autres vers l’enfer. Il faut être pragmatique. L’intelligence artificielle (IA), que je préfère appeler l’intelligence augmentée, un concept moins menaçant qui ouvre la voie à la coopération, n’est qu’une technologie mise au point par l’homme. Comme souvent par le passé, l’innovation de rupture engendre des tensions dans la société. Mais j’ai appris, à la dure, combien il était vain de vouloir battre l’IA. Il faut trouver la meilleure manière de s’associer à elle. Les machines nous ont déjà remplacés dans un grand nombre de tâches. Nous ne mémorisons plus de numéros de téléphone, ne faisons plus de calculs compliqués… Elles nous aident à être plus productifs. L’IA nous permettra de réaliser des choses que nous ne pourrions faire sans elle. Regardez les progrès de la génomique (étude d’un ensemble de gènes d’un organisme). Elle nous poussera aussi à mobiliser les ressources cachées de notre créativité. Nous n’allons pas être remplacés par l’intelligence artificielle, nous allons être promus.
Beaucoup d’emplois sont menacés par l’IA. Faut-il s’en inquiéter ?
Toutes les technologies de rupture détruisent d’abord des emplois, avant d’en créer. Ce fut le cas pour l’agriculture et l’industrie. Les pessimistes estiment que cette fois-ci, c’est différent, car les professions intellectuelles, et non manuelles, sont visées. Mais si le métier est répétitif, qu’il ne réclame ni créativité ni sensibilité, alors il est probablement condamné. Selon un rapport du cabinet McKinsey publié en 2016, seuls 4 % des emplois américains demandent un minimum de créativité. Les prophètes de malheur disent que c’est une mauvaise nouvelle. Pas du tout. C’est une bonne nouvelle, car cela nous aidera à devenir plus humains. Cela va nous forcer à nous demander ce que nous pouvons faire, en tant qu’êtres humains. Nous avons un potentiel inexploité important car, dans beaucoup de métiers, nous agissons comme des machines. L’IA nous incitera à prendre des risques. Nous avons abandonné beaucoup de choses, comme l’exploration spatiale, car nous ne percevions pas leurs retombées immédiates. Pourtant, le GPS, Internet en sont les résultats. Les récompenses ne surgissent pas là où on les attend, simplement parce que c’est en allant vers l’inconnu que l’on fait des découvertes.
L’IA ne peut-elle pas accentuer certains préjugés et défauts de la société ? Faut-il l’encadrer ?
Les machines ne connaissent pas le bien et le mal, seulement les probabilités. L’IA reflète nos propres préjugés. S’en plaindre, c’est comme se plaindre d’un miroir. Son éthique ne peut pas être meilleure que celle de ses créateurs. Bien sûr, on peut tout de même procéder à certaines corrections, c’est pourquoi l’homme doit superviser ces systèmes. L’IA n’est ni notre ennemie ni une menace. C’est nous, humains, qui avons le monopole du mal. Quant à ceux qui s’inquiètent des robots tueurs et autres Terminator, c’est bon pour les films d’Hollywood. Ils n’existent pas pour l’instant.
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