Remise au goût du jour par le spirituel Tartacover et les hypermodernes dans les années 1920, l’Indienne du roi deviendra l’arme favorite avec les noirs de Bobby Fischer puis de Garry Kasparov.
L’histoire de la défense Est-Indienne a marqué le XXe siècle. Manié par Robert Fischer puis par Garry Kasparov, ce système noir a révolutionné la conception qui sous-tendait que le joueur en second se devait d’attendre la fin de l’ouverture pour tenter de prendre l’initiative. Avec une configuration qui implique de jouer le cavalier en f6, de mettre le fou en fianchetto en g7 puis un pion en d6, les noirs attendent, tapis dans l’ombre, de contre-attaquer le centre des blancs souvent trop large pour être correctement soutenu.
Avant d’être exploré scientifiquement par l’armada des maîtres soviétiques après la Seconde Guerre mondiale, notamment par le «sorcier» David Bronstein et le super-analyste Efim Geller, l’Est-indienne a pris sa source dans la saga immémoriale du chaturanga indien, l’ancêtre de notre jeu favori. Il n’est pas inutile de rappeler que ces règles historiques n’autorisaient alors qu’un simple pas de pion…
Comment l’idée est venue
Comme souvent c’est le facétieux et érudit grand maître Xavier Tartakower qui exhuma ce schéma antique. L’inventeur du début Orang-Outan (1. b4!) lui octroya son nom d’Est-Indienne et remarqua que le grand Tchigorine, le rival malheureux de Steinitz, l’avait employé presque systématiquement au grand tournoi d’Ostende en 1906.
Dans les années 1920 les hypermodernes, Tartakower bien sûr mais aussi Réti, Nimzovitch et Grünfeld, – qui créa son système dans le système avec un rapide d5! -, expérimentèrent jusqu’à plus soif ces schémas indiens qui semblaient dire au joueur en premier : « la prise d’espace au centre ne garantit pas la victoire». Ce gant, jeté à la face des tenants du classicisme échiquéen, allait changer du tout au tout l’approche des échecs.
Dotés d’un nouvel arsenal capable de mettre en doute l’avantage du trait, les «Est-Indiens» commencèrent à faire des victimes. La rébellion blanche ne tarda pas. Emmenés par les théoriciens russes, des systèmes blancs virent le jour. La terrible variante des Quatre Pions chercha l’écrasement. Le système Saemisch ( 5. f3!?), ambitionna la domination centrale. Enfin les schémas avec g3 et son fianchetto blanc, plus sournois, esquivèrent à leur manière les ravages du Fg7 cher au grand maître Édouard Goufeld. Pourtant rien n’y fit. Malgré toutes ces tentatives de réfutation la défense Est-Indienne a tenu bon. Les succès foudroyants de Fischer et Kasparov hier, et de Nakamura et du champion du monde chinois Ding Liren aujourd’hui, ont démontré que ce qu’il faut bien nommer «la contre-attaque Est-Indienne» se révélerait beaucoup plus qu’un feu de paille. Elle était comme Tartakower l’avait pressenti, « l’ouverture de l’avenir».
En disant cette prophétie, le génial auteur du Bréviaire des échecs ne savait pas qu’il se montrerait encore une fois visionnaire. L’Est-Indienne reste en ce début de XXIe siècle la défense qui résiste le mieux aux évaluations de l’intelligence artificielle. Elle persiste – jusqu’à quand ?- à donner un avantage, contre vents et marées, aux blancs…
Trois prix de beauté Est-Indiens
Afin d’illustrer la virulence de la défense Indienne du Roi (son autre appellation), nous avons choisi trois parties spectaculaires. La première, Letelier-Fischer, se termine par un superbe sacrifice de dame; la deuxième, Najdorf-Gligoric, a créé les prémices de la grande ligne de l’Est-indienne; enfin la troisième Karpov-Kasparov, a montré que même avec un début (apparemment) timide les noirs pouvaient retrouver le génie combinatoire de Paul Morphy. Elles sont à analyser et à contempler sans modération. À vos échiquiers ! et exceptionnellement, ici, les noirs seront en bas des diagrammes d’analyse pour vous placer dans la peau d’un résolu «Est-Indien».
René Letelier – Robert James Fischer, Olympiades de Leipzig 1960, défense Est-Indienne
1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.Cc3 Fg7 4.e4 0–0 !? Une fantaisie piégeuse pour inciter Letelier à prendre trop d’espace au centre 5.e5 Ce8 6.f4 d6 7.Fe3 c5! la contre-attaque fischerienne ne se fait pas attendre… voir la position ci-dessous…
Fischer réagit immédiatement. La destruction systématique du centre blanc commence…
8.dxc5 Cc6 9.cxd6 exd6 10.Ce4? Le maître chilien ne se rend pas compte de la faiblesse de son édifice centrale. Moins ambitieux mais plus sage était 10.Cf3 Fe6 11.Fe2 Da5 12.Da4 etc. 10…Ff5 11.Cg3, un retrait de résignation. Le gourmand 11.Cxd6 Cxd6 12.Dxd6 De8 13.Cf3 f6! lui aurait été funeste. 11…Fe6 12.Cf3 Dc7 13.Db1 dxe5 14.f5 e4 15.fxe6 exf3 16.gxf3 f5!! 17.f4 Cf6 18.Fe2 Tfe8 19.Rf2 Txe6 20.Te1 Tae8!! toute la classe de Bobby Fischer. Après un début hypermoderne, il a su transformer son avantage dans le style de Morphy: toutes ses pièces participeront à la chasse au roi. Voir le diagramme ci-dessous…
20…Tae8 !!: le champion américain a mobilisé toute son armée.
21.Ff3 Txe3 22.Txe3 Txe3 23.Rxe3 Dxf4+!! 0-1, la pointe finale: si 24. Rxf4 Fh6 mat !. Cela mérite bien un diagramme. Voir ci-dessous…
Un merveilleux sacrifice de la dame: si 24.Rxf4 Fh6 mat; ou alors 24. Rf2 Ce5 ! 25. Dd1 Cfg4+ etc
Miguel Najdorf – Svetozar Gligoric, tournoi Mar del Plata en 1953, la «grande ligne» de la défense Est-Indienne
1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.Cc3 Fg7 4.e4 d6 5.Cf3 0–0 6.Fe2 e5 7.0–0 Cc6 8.d5 Ce7 9.Ce1 Cd7 10.Cd3 f5 11.f3 f4!, les blancs sont en avance à l’aile dame mais les noirs visent le roi adverse… Voir le diagramme ci-dessous…
Chaque camp a choisi son espace: les noirs à l’aile roi, les blancs à l’aile dame…
12.Fd2 Cf6 13.b4?!, les joueurs modernes préfèrent percer immédiatement par 13.c5! g5 14.Tc1 Cg6 15.cxd6 cxd6 16.Cb5 Tf7 17.Dc2 Ce8 18.a4 h5! et la lutte continue.13…g5 14.c5 h5 15.Cf2 Cg6 16.Tc1 Tf7 17.cxd6!?, l’intelligence artificielle et le prodige Alireza Firouzja font confiance au coup de défense 17.Rh1!?. 17…cxd6 18.a4 Ff8! Voici le schéma d’attaque inventé par le regretté théoricien yougoslave Gligoric. Le Fou F8 défend la faiblesse en d6 et la tour Tf7 peut coulisser sur g7 ou parfois h7. Voir l’échiquier ci-après…
Avec 18…Ff8, Gligoric permet à sa tour de coulisser sur la 7e rangée. Un formidable concept…
19.a5 Tg7 20.h3 Ch8! une manoeuvre qui ravira les problémistes… 21.Cb5 g4! 22.fxg4 hxg4 23.hxg4 a6 24.Ca3 Fd7 25.Cc4 Tc8! 26.Cb6 Txc1 27.Fxc1 Fe8 28.Fa3?!, si 28.Fd2 alors Cf7! continue l’agression noire sur le roi blanc comme dans la partie.28…Cf7 29.Dc2 Ch6 30.g5 ? Najdorf perd patience. Il se devait d’essayer de tenir en jouant 30.Dd1 Fb5! 31.Fxb5 axb5 etc. 30…Txg5 31.Tc1 Tg3 32.Fb2 Cfg4 33.Cxg4 Cxg4 34.Fxg4 Txg4 35.Df2 si 35.Dc8 Dg5!! 36.Dxe8 Txg2+ 37.Rf1 Th2 ! les noirs gagnent. 35…Fg6 36.Tc4 De7 37.Fc3 Dh7 38.De2 Th4 39.Rf2 f3!, la pointe de Gligoric qui décide du sort de la lutte. Voir le diagramme ci-dessous…
Après l’ultra-précis 39…f3!! la position blanche se fissure. Par exemple: 40. Dxf3 Tf4 ! ou 40. Rxf3 Fh5+ !
40.De3 Tf4 41.gxf3 Dh2+ 42.Re1 Dh1+ 43.Re2 Fh5 44.Rd2 Txf3 45.Dg5+ Fg7 46.Rc2 Tf2+ 47.Fd2 Dd1+ 48.Rc3 Da1+ 0-1 Le roi blanc est pris au au lasso après 49.Rd3 Fe2+ 50.Re3 Tf3+ 51.Rxe2 Df1 mat
Anatoly Karpov – Garry Kasparov, tournoi de Linares en 1993, défense Est-Indienne, variante Saemisch
1.d4 Cf6 2.c4 g6 3.Cc3 Fg7 4.e4 d6 5.f3 0–0 6.Fe3 e5!?, la marque de fabrique de Kasparov. Il contre attaque classiquement le centre. Il est toutefois étonnant de constater qu’il n’ait jamais essayé le dangereux gambit 6…c5!?… 7.Cge2 Karpov rejette la ligne solide 7.d5 c6 8.Dd2 cxd5 9.cxd5 Cbd7 10.g4 h5 11.g5 Ce8 etc. 7…c6 8.Dd2 Cbd7 9.Td1 a6 10.dxe5 10…Cxe5 11.b3 Le gourmand 11.Dxd6? Dxd6 12.Txd6 était réfuté par 12… Cxc4 11…b5!, voir le diagramme
L’Ogre de Bakou contre-attaque sur les flancs par 11…b5!
12.cxb5, si 12.Dxd6? Dxd6 13.Txd6 bxc4! avec un fort contre-jeu noir… 12…axb5 13.Dxd6 Cfd7!!, un retrait d’une force incroyable. À partir de maintenant l’Ogre de Bakou va trouver des solutions toutes plus imprévisibles les unes que les autres. Voir le diagramme ci-après…
Kasparov, sur l’échiquier ou après un travail de laboratoire, joue le terriblement fort 13…Cfd7!!
14.f4? logique mais imprudent… 14…b4!!, un deuxième coup de boutoir qui propulse le pourtant tenace Karpov dans les cordes. Voir l’échiquier ci-dessous…
14…b4!!: un deuxième sacrifice de pion aussi puissant qu’étonnant.
15.Cb1. Les variantes époustouflantes 15.Dxb4 c5 16.Fxc5 ( ou 16.Db5 Fa6 17.Da4 Cd3+!) 16…Cxc5 17.Txd8 Ced3+! 18.Rd2 Cxb4 19.Txf8+ Rxf8 20.Re3 Fb7 21.Cd4 Cxe4 22.Cxe4 Cd5+!; ou encore 15.fxe5 bxc3 16.Cxc3 Fxe5 17.Dd2 Dc7! donnaient un avantage substantiel à Kasparov. 15…Cg4 16.Fd4 Fxd4 17.Dxd4 Txa2 18.h3 c5 19.Dg1 ou bien 19.Dd3 Cgf6 20.Cd2 Te8 21.e5 Fa6 22.Cc4 Fxc4 23.Dxc4 Dc7 24.exf6 Cxf6!. 19…Cgf6 20.e5 Ce4 21.h4 c4! 22.Cc1 c3!!, et maintenant un sacrifice de tour. Il est amusant de remarquer que toutes les pièces de Karpov sont figées sur la 1ere rangée. Cela mérite bien un diagramme…
La pointe 22…c3!! qui menace une fourchette dévastatrice
23.Cxa2 c2 24.Dd4 cxd1D+ 25.Rxd1 Cdc5! 26.Dxd8 Txd8+ 27.Rc2 Cf2! 0-1 Si 28.Tg1 Ff5+ 29.Rb2 Cd1+ 30.Rc1 Cxb3 mat. Un authentique prix de beauté. Peut-être la plus belle partie du XIIIe champion du monde d’échecs de l’histoire.
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