Tous les maîtres de l’échiquier de Morphy à Kasparov en passant par Tal, Fischer ou Spassky ont utilisé ce «croc-en-jambe» théorique pour prendre l’initiative dès le début de la partie. Bertrand Guyard revient sur les avantages et les inconvénients de cette approche.
En 1995 Kasparov exhuma du fond des oubliettes le gambit du capitaine Evans pour gagner une superbe partie face à son grand rival d’alors l’indien Anand. Ce gambit, ce croc-en-jambe (de l’italien gambetto), donnait tout à coup un coup de jeune à l’antique partie italienne.
L’objectif de ces sacrifices d’ouvertures est d’offrir au (trop) généreux donateur des perspectives d’attaque pour la somme modique, souvent, d’un simple petit fantassin. Les débuts du pion roi, c’est-à-dire 1. e4 e5 en langage échiquéen, – où les lignes s’ouvrent plus facilement que dans les débuts fermés (1.d4 d5) -, forment le domaine réservé du genre.
Les échecs champagne
Outre le fameux gambit du Roi, arme favorite de Spielmann et Spassky, on retrouve dans la partie écossaise deux lignes qui font frémir d’aise les amateurs des échecs-champagne. Elles sont cousines, voire sœurs, et se nomment le gambit Goering et le gambit danois. Dans ces variantes à hauts risques, les blancs abattent leur va-tout en sacrifiant un pion ou deux pions pour, profitant d’une avance de développement, se jeter littéralement sur le pauvre roi noir et son point le plus faible, la case f7.
Bien sûr, depuis l’époque romantique qui voulait que l’on accepte dans un esprit chevaleresque tous les dons grecs, l’art de la défense a trouvé des remèdes souvent très efficaces à ces sacrifices d’ouvertures. Mais il n’empêche, la vivacité d’un combat, l’envie d’en découdre dès les premiers coups, créent une joie indescriptible chez les partisans de l’offensive… et de la contre-offensive puisqu’il existe de très dangereux contre-gambits tel le fameux Marshall de l’Espagnole.
Si Kasparov, Carlsen, Kramnik et consorts continuent de pratiquer l’art du gambit c’est parce qu’ils savent que la vérité aux échecs est loin d’être encore trouvée. Et puis les 64 cases ne sont pas l’apanage d’une élite si talentueuse soit-elle. Elles sont l’affaire de tous, des millions d’amateurs qui jouent aux échecs avec autant de joie que de passion. Le grand Tartakover, prosélyte absolu de notre passe-temps chéri, n’a-t-il pas écrit, «les gambits sont encore, malgré tout, pratiqués quelquefois dans les tournois et peuvent, en tout cas, servir de thème assez agréable dans les parties amicales.» Un exemple à suivre sans modération.
Analyse de trois gambits féroces
Les joueurs modernes ne dédaignent pas, de temps en temps, de taquiner le gambit. Nous avons choisi de vous montrer des fantaisies de Zaïtsev, le théoricien de Karpov, de Misha Tal, le magicien de Riga, dans les gambits danois et Göring. Afin de défendre la cause du «gambité», c’est-à-dire du défenseur, il était nécessaire de sélectionner une joute du maître des maîtres de l’attaque, Paul Morphy en personne. Sa réfutation du gambit proposé par Meek est en fait un modèle de jeu stratégique. Elle mérite d’être étudiée avec la plus grande vigilance. À vos échiquiers.
Igor Zaïtsev – Viktor Storozhenko, Moscou 1970, Partie écossaise, gambit danois
Analyse de la partie
1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.d4 exd4 4.c3 dxc3 5.Fc4 !?, le fameux théoricien russe choisit le double gambit danois pour tenter de déstabiliser un adversaire qui, a priori, n’est pas à craindre. Il est à noter que le simple gambit Göring 5.Cxc3! ne manque pas non plus de venin comme on pourra le constater dans la partie Tal-Russel commentée plus loin. 5…cxb2 6.Fxb2 Fb4+, la suite apparemment solide 6…d6 7.0–0 Fe6 8.Cbd2 Cf6 9.Fxe6 fxe6 10.Cg5 e5 11.Db3! donne aussi du jeu aux blancs… 7.Cc3 Cge7, Les noirs commencent à faire quelques concessions. La suite plus naturelle 7…Cf6 8.0–0 0–0 autorise 9.Cd5! avec toujours des promesses d’attaque… 8.Cg5?! (voir le diagramme ci-après), décidément Zaïtsev veut se jeter à corps perdu dans la bataille. Plus raisonnable et plus sain aurait été 8.0–0 0–0 9.Cd5 !…
Zaïtsev brûle ses ponts avec le trop hâtif 8.Cg5. Cependant comme on le peut constater la défense des noirs ne sera pas aisée…
8…Ce5 9.Dh5?! (voir le diagramme ci-dessous), le légendaire secondant de Karpov continue d’agresser directement le joueur en second. À l’instar de la notre précédente, plus sage était de choisir 9.Db3! Cxc4, avec la pointe 10.Cxf7! Rxf7 11.Dxc4+ d5 12.Dxb4! avec une position prometteuse…
La dame de Zaïtsev se porte en h5. Un choix trop agressif qui va pourtant se révéler payant.
9…g6?, Storozhenko pris à la gorge se trompe déjà. Il devait préférer la variante libératrice 9…d5! 10.exd5 Fg4 11.Dh4 Cxc4 12.Dxg4 Cxb2! avec la pointe: 13.Dxb4? Cd3+!!, la fameuse fourchette royale… 10.Dh6?!, les blancs s’engouffrent à tort dans la brèche. Mieux valait 10.De2!… 10…Cxc4?, et les noirs tombent dans le piège. Il existait une réfutation, cachée il faut l’admettre :10…Cg8! 11.Dg7 Df6!… 11.Dg7 Tf8 12.Cxh7 Cc6, toujours le même aveuglement: 12…Cg8! pour contrôler f6 devenait vital… 13.Cf6+?, cette joute furieuse et imprécise mérite d’être scrutée car elle montre combien l’attaque et la défense sont soumises aux émotions. Zaïtsev se jette sur l’échec alors que la même idée, préparée par 3.0–0 Cxb2 14.Cd5! aurait été immédiatement décisive… 13…Re7?, assommés par la violence des coups de Zaïtsev, les noirs oublient le spectaculaire contre-sacrifice de leur dame. En effet après 13…Dxf6!! 14.Dxf6 Cxb2! 15.0–0 Fxc3 16.Dxc3 Ca4 17.Dc2 Cb6! 18.a4 a5 19.Tab1 d6!, Storozhenko aurait obtenu une position très supérieure voire gagnante.
Maintenant la messe est dite
14.0–0–0! Fa3, si 14…Fxc3 15.Cd5+! Re8 16.Fxc3!… 15.Ccd5+! Zaïtsev débute une danse des cavaliers qui aboutira au superbe tableau de mat final…15… Re6 16.Cf4+ Re7 17.Cxg6+ Re6 18.Cf4+ Re7 19.C4d5+ Re6 20.Dg4+ Rd6 21.e5+ Rc5 22.Fxa3+ Cxa3 23.Ce4+! Rb5 24.Cec3+ Ra6 25.Da4+ Ca5 26.Db5+!! l’ultime tour de magie, 26…Cxb5 27.Cb4+ Rb6 28.Ca4 mat !!. 1-0, une belle fin qui mérite grandement un diagramme…
28.Ca4 mat!! : Le roi noir est capturé au beau milieu de l’échiquier
L’intégralité de l’article dans le Figaro sous la plume experte de Bertrand Guyard