Une chronique épique de Jacques Gimard, amateur plébéien du noble jeu [Episode 3/5 : Des silhouettes théâtrales]
Configuration de la scène oblige, nos dix grands maîtres empruntent, sans doute malgré eux, une silhouette théâtrale. Chacun son style, son allure, sa posture. Chacun son tempérament, sa génération, son lien au sol et au sang. Un casting sur mesure, comme le noble jeu en a le secret. J’ignore si je suis dans le vrai. Mais, comme tout spectateur, j’ai ma propre perception de leur personnalité, au fil d’affinités imaginaires et de préjugés plus ou moins tenaces.
Qui sont ces joueurs d’échecs ?
À tout seigneur tout honneur, Magnus (Carlsen), le champion du monde en titre, me semble en tout point fidèle à mes impressions premières : une démarche chaloupée d’ado dégingandé. Un air juvénile dissimulant une maturité accomplie.
Son assurance, non feinte, démontre qu’il n’est en rien intimidé par la présence de ses deux aînés ex-champions du monde. Veselin (Topalov), visage sage et docte, a la mise élégante d’un grand maître bulgare jailli du XIXe siècle. Vladimir (Kramnik) a la carrure du grand-frère protecteur, à l’autorité morale incontestée, tel le commandeur d’un ordre chevaleresque.
Les autres, moins connus du grand public, laissent paraître un caractère en belle harmonie avec la consonance de leur patronyme. Levon (Aronian), sourire avenant et mimiques espiègles, semble être au noble jeu ce que Charles Aznavour est à la chanson française : un artiste arménien inoxydable. Fabiano (Caruana), placide, timide peut-être, un rien engoncé, semble avoir perdu l’exubérance latine de ses racines. Anish (Giri), jeune néerlandais natif de Russie, a la maigreur ascétique de l’étudiant surdoué, dévoué à son art et insouciant du reste. Hikaru (Nakamura) et Wesley (So), deux américains de sang asiatique, projettent sur l’échiquier tous les mystères de l’Orient : visage impénétrable et sourire énigmatique.
Plus patriotique que chauvin, mon admiration devient sélective à l’endroit de nos deux grands maîtres français. Laurent (Fressinet) a tout du brillant élève, un de ces matheux froids et austères comme le jeu d’échecs les adule. Pensée fugace et cocasse : son profil me suggère qu’il est un fils naturel de Jean-François Copé, l’homme politique auto-proclamé surdoué, lui aussi joueur d’échecs. À bien réfléchir, elle n’est pas très gentille cette comparaison loufoque. Parce que Laurent affiche à tout instant l’aimable simplicité que son père putatif n’a pas.
Taillé dans le même bois, celui des garçons sages, Maxime (Vachier-Lagrave) emprunte la mise abstraite du philosophe tourmenté en proie à ses folles conjectures échiquéennes, un philosophe des Lumières proposant une nouvelle lecture du Discours de la Méthode.
Cools ou guindés, maigrelets ou costauds, jeunes ou moins jeunes, tous adoptent de bonne grâce l’étiquette vestimentaire de ce tournoi de prestige. Dress-code minimaliste pour la circonstance : chaque grand-maître arbore une veste bleue estampillée sur la pochette du logo-type de l’événement. Au cours des neuf rondes qui rythment la journée, — chaque joueur dispose d’un crédit de vingt-cinq minutes à chaque partie —, seuls Anish, Laurent et Vladimir ne quitteront pas leur veste. Les autres grands maîtres s’en dépossèdent à leur guise, en début de partie. Seul Magnus ose la transgression. À aucun moment, il ne se pare de la seyante veste, préférant son dress-code à lui, jean délavé et chemise blanche. Façon élégante de se démarquer de ses concurrents ou de conjurer une superstition inavouable ? Toutes les interprétations sont permises au royaume des soixante-quatre cases.
Pour en savoir plus : Paris Grand Chess Tour 2016