Il y aurait, dit-on, autant de parties d’échecs possibles qu’il y a d’atomes dans l’univers. Cette diversité – où le hasard ne compte que pour décider qui jouera en premier, avec un léger avantage – explique sans doute en partie sa diffusion mondialisée. Au fil des siècles, il a fasciné musiciens, écrivains et cinéastes, mais aussi le monde du pouvoir, au point de devenir l’un des symboles de la guerre froide, puis celui de l’affrontement entre l’homme et la machine.
Le jeu d’échecs est l’un des jeux de stratégie et de réflexion les plus populaires au monde. Getty Images – Erik T Witsoe
Où et quand apparaît le jeu d’échecs ? Les plus anciennes sources écrites nous permettent d’attester qu’il était connu en Perse autour de l’an 600 de notre ère, sous le nom de Chatrang. Au VIIIe siècle, un texte chinois y fait une référence indiscutable et une autre source en confirme la présence au Cachemire un siècle plus tard. Les données archéologiques nous amènent enfin autour de l’an 700 dans les environs de Samarcande. L’hypothèse la plus vraisemblable à ce jour nous oriente donc du côté de l’Empire sassanide et de ses zones d’influence, il y a 1 500 ans.
Sa diffusion par les Arabes est, elle, beaucoup mieux documentée. Elle remonte à la conquête islamique de la Perse et se traduit dès la fin du premier millénaire par l’écriture de premiers traités. Elle permet aux Européens de le découvrir à leur tour, depuis l’Espagne ou la Sicile, avant qu’il ne se répande sur tout le continent autour du XIe siècle.
On y joint alors des coups de dés. Comme tous les jeux de hasard, il s’attire les foudres du roi de France, Louis IX, qui le fait interdire, en vain, en 1254. Les règles évoluent et la pièce appelée « vizir » devient la « reine », gagnant en mobilité et devenant l’élément le plus puissant du jeu. Les dés disparaissent et seule dès lors l’habileté des joueurs peut faire la différence
De ses origines orientales témoigne la mystérieuse expression « échec et mat », qui pourrait dériver d’une expression arabe signifiant « le roi est mort » ou plus probablement du persan « le roi est pris en embuscade », laquelle est plus conforme à la réalité du jeu. En effet, le roi est la seule pièce qui ne peut quitter l’échiquier, mais doit être immobilisé pour que la partie soit remportée par le joueur adverse. Chez les joueurs confirmés, la partie s’arrête quand la perspective de l’échec et mat se fait inéluctable.
Échecs et révolutions
C’est en Europe encore que les règles du jeu moderne se stabilisent au milieu du XVIIe. Un siècle plus tard, le compositeur et célèbre joueur Philidor écrit l’un des premiers traités en français. « Les pions sont l’âme des échecs », écrit-il dans ce qui a été vu parfois comme une géniale anticipation de la Révolution française et du rôle qu’y jouera le peuple. Partisan de la monarchie constitutionnelle, il n’en finira pas moins sa vie en exil à Londres en 1795.
Au cours du XIXe siècle – en lien sans doute avec la Révolution industrielle et ses exigences de rentabilité – le temps imparti aux joueurs entre chaque coup est minuté. Qui le dépasse « tombe à la pendule » et est éliminé. Le joueur pragois Whilelm Steinitz, premier champion du monde officiel en 1886, met fin au règne sans partage du style de jeu offensif, empreint de romantisme. Il donne naissance à « l’école positionnelle », que d’aucuns comparent au jeu défensif élaboré au milieu du XXe siècle par les footballeurs italiens et connu sous le nom de catenaccio.
Déjà sous les tsars, la Russie s’affirme comme une grande nation des échecs, avant de faire de ce jeu un véritable enjeu de domination intellectuelle à l’époque soviétique. Le plus célèbre joueur de sa génération, Alexandre Alekhine, quitte néanmoins l’URSS après avoir échappé de peu à un peloton d’exécution. Après la Seconde Guerre mondiale, l’hégémonie soviétique est quasiment sans partage. Elle contribue paradoxalement à la célébrité de Bobby Fischer, le premier Étasunien qui parvient à la briser en 1972 face au tenant du titre Boris Spassky. Cet épisode est raconté dans le roman d’Alessandro Barbaglia, Le Coup du fou (Liana Levi, 2023).
Un jeu de pouvoir
D’autres rivalités légendaires opposent le champion soviétique Anatoli Karpov contre son ancien compatriote Viktor Kortchnoï, réfugié en Suisse, ou avec Garry Kasparov, joueur soviétique puis russe, en exil lui aussi depuis 2013. Ce dernier s’est aussi illustré dans des parties jouées contre des programmes informatiques. Il a donné son nom à plusieurs logiciels d’échecs.
Si les échecs se sont répandus dans de nombreuses cultures, ils sont souvent restés, dans la réalité comme dans les symboles, associés au pouvoir et aux classes dominantes. Dans un monde patriarcal, ils ont aussi été longtemps l’apanage des hommes, du moins officiellement. Une légende veut, par exemple, que la fiancée d’un aristocrate condamné à la guillotine ait, sous des atours masculins, défié et vaincu Robespierre aux échecs, obtenant ainsi la grâce de son amoureux.
Plus près de nous, la Hongroise Judit Polgar a été la plus jeune personne à devenir « grand maître d’échecs », battant le record détenu jusque-là par Bobby Fischer. Elle s’est toujours refusée par la suite à se présenter à des compétitions strictement féminines et est parvenue à se hisser au huitième rang mondial.
La prodige des échecs hongrois Judit Polgar contre une douzaine de jeunes joueurs d’échecs anglais au printemps 1992. © CC licence Flickr Ed Yourdon
Les échecs au cinéma et dans la littérature
L’Ougandaise Phiona Mutesi, qui a grandi dans un bidonville, n’est presque pas allée à l’école, quand à neuf ans, elle commence à apprendre à jouer aux échecs. Sa carrière de joueuse, qui lui vaut le titre de « candidat maître féminin », lui permet aussi de reprendre une scolarité et lui ouvre la voie vers des études supérieures aux États-Unis. En 2016, son histoire inspire le film La dame de Katwe.
Les échecs ont du reste largement inspiré la littérature et le cinéma. Librettiste de Giuseppe Verdi, compositeur d’opéra à ses heures perdues, le Milanais Arrigo Boito consacre une nouvelle à une partie d’échecs où il met en évidence sa vision manichéenne du monde, héritée de Baudelaire. Dans une partie homérique, un révolté noir et un dandy blanc s’affrontent dans le cadre feutré d’un hôtel de luxe en Suisse. Toute la violence du jeu y est représentée dans cette allégorie surprenante, chez un auteur européen en pleine époque coloniale, qui fait de l’homme noir le héros intellectuel et moral de ce combat à mort où son rival n’a pour lui que son cynisme et sa cruauté.
L’écrivain autrichien Stefan Zweig consacre les derniers mois de sa vie – avant son suicide en février 1942 – au court roman Le joueur d’échecs, lui aussi en lien avec l’histoire de son temps, puisqu’il y est question de nazisme et d’exil. Dans La défense Loujine, paru en 1930, Vladimir Nabokov s’inspire de la vie du joueur allemand Curt von Bardeleben. La palme des métaphores audacieuses revient à la série The Wire où l’un des jeunes personnages explique à deux autres les règles du jeu d’échecs en tissant de constants parallèles avec l’organisation du trafic de drogue dans leur quartier. C’est enfin après avoir tenté d’enseigner les échecs à son petit chat que l’Alice de Lewis Carroll passe De l’autre côté du miroir.
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