Dans son nouveau roman, L’Échiquier, Jean-Philippe Toussaint nous invite à un voyage dans sa mémoire, en 64 cases
Jean-Philippe Toussaint se livre pour la première fois à l’exercice de l’autobiographie dans un récit en forme d’échiquier.
Près de quarante ans après La salle de bains, Jean-Philippe Toussaint publie simultanément dans cette rentrée littéraire L’Échiquier, un roman autobiographique, et Les Echecs, une traduction de la nouvelle de Stefan Zweig connue sous le titre Le joueur d’échecs. Les deux livres sont parus en août aux éditions de Minuit, et le premier figure dans la seconde sélection du Prix Goncourt 2023.
« Je voudrais que ce livre soit l’échiquier de ma mémoire », avertit Jean-Philippe Toussaint en quatrième de couverture. Printemps 2020, alors que le confinement s’annonce, l’écrivain inquiet de se retrouver sans perspectives décide d' »occuper les heures de désœuvrement » en s’attaquant à la traduction de la nouvelle Le Joueur d’échecs, dernier texte écrit par Stefan Zweig avant son suicide en 1942.
« Dans l’abondante œuvre de Zweig, mon choix s’est porté sur « Le Joueur d’échecs », car pour moi, dès l’origine, la littérature et les échecs ont toujours eu partie liée ». Jean-Philippe Toussaint « L’Échiquier »
Plus tard, pendant le confinement, au cours d’une promenade dans les rues désertes de Bruxelles, l’écrivain passe la porte de son ancienne école. Dans le hall d’entrée, son regard s’arrête sur le sol, « aux allures d’échiquier ». « J’étais là, immobile, devant l’échiquier de ma mémoire – et j’y resterais tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini ».
Silhouettes furtives et émouvantes
C’est ainsi que Jean-Philippe Toussaint entreprend de se lancer pour la première fois dans l’exercice autobiographique en composant un ouvrage placé sous le signe des échecs, un jeu omniprésent dans la vie de l’auteur, qui lui avait consacré son tout premier roman, Les échecs, jamais édité en version papier. Le livre est constitué 64 chapitres, comme les 64 cases de l’échiquier. Une trame sur laquelle le romancier se meut sur le dos du Cavalier, dans les méandres de sa mémoire, « de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie ».
Cette déambulation nous entraîne dans la géographie de son histoire. Puisant aux sources de son enfance, mais aussi de son adolescence, de sa jeunesse, et de sa vie d’adulte et d’écrivain, Jean-Philippe Toussaint nous promène ainsi dans les lieux qui ont marqué sa vie – l’école, le lycée, les villes où il a vécu. Il convoque les personnages croisés en chemin – un instituteur, un ami du collège étrangement disparu, un autre mort prématurément dans un accident de montagne… Mais aussi ceux qui ont compté, comme son père, avec qui la relation est marquée par le jeu d’échecs et à l’origine de sa vocation d’écrivain, ou encore sa femme Madeleine, une présence en basse continue, ou sa fille Anna.
Le temps qui nous est imparti
Ce voyage dans le passé fait des allers-retours avec le présent, un quotidien en temps de crise sanitaire et de confinement. Une parenthèse favorable à l’introspection, un temps suspendu, sans futur, qui force à plonger en soi, à regarder en arrière en attendant que le monde se remette en marche. « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement », confie Jean-Philippe Toussaint en ouverture du livre. « Je voulais aussi évoquer dans ce livre l’affleurement de la vieillesse qui commence à m’envelopper comme une brume inexorable », confie-t-il un peu plus tard.
« À travers les eaux troubles et indécises du souvenir, c’est le terme du voyage qui se profile et c’est le visage de ma propre mort que je risque d’apercevoir dessiné dans le sable. » Jean-Philippe Toussaint « L’Échiquier »
Cette question du vieillissement et de la mort est bel et bien omniprésente, sur le devant de la scène ou en arrière-plan de ce récit, l’échiquier toujours aux premières loges. « C’est aussi l’expérience, concrète, de sa propre mort, et la peur qu’elle peut susciter déjà bien en amont de l’issue fatale, lorsque nous sommes en manque de temps et que, dans l’agitation et l’inquiétude, le regard errant sur l’échiquier et jetant un coup d’œil anxieux à la pendule, on se rend compte que le temps qui nous est imparti se réduit comme peau de chagrin et que le drapeau de notre pendule ne va pas tarder à tomber. »
Cet abri mental
Cette maraude dans le passé constitue pour Jean-Philippe Toussaint une occasion de revenir sur la naissance de sa vocation d’écrivain. Il en profite au passage pour faire quelques mises au point sur sa définition de la littérature : « un art », qui n’a pas pour vocation de « raconter des histoires » ou de « délivrer des messages », ni pour rôle de « commenter à chaud l’actualité ».
Autobiographie, journal, mémoires, pensées… Ce livre hybride, irrigué à de multiples sources tractées des profondeurs de sa mémoire, Jean-Philippe Toussaint le déploie d’une écriture tout aussi bigarrée, tantôt sophistiquée, tantôt familière, parlée, orale, directe, le tout envoyé au lecteur comme une confidence non dénuée d’humour et d’autodérision.
« Qu’importe ce que je recherche à travers l’écriture, qu’importe, finalement, ce que les livres racontent, l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. Le livre, pendant que je l’écris, devient un sanctuaire, un lieu clos où je suis protégé des offenses du monde extérieur », nous dit l’écrivain. C’est à aussi à ça que peut servir la lecture de certains livres. Celui-ci en fait partie.
- « L’Échiquier », Jean-Philippe Toussaint (Editions de Minuit, 256 p., 20 €).
- « Les Échecs », de Stefan Zweig, traduit de l’Allemand par Jean-Philippe Toussaint (Éditions de Minuit, 250 p., 20 €).
Extrait :
« Nous sommes dans un monde trouble, entre la réalité et la fiction. On descend encore, et, au-delà de 200 mètres, plus aucun rayonnement solaire ne nous parvient. C’est que nous avons atteint le territoire de l’urgence, le monde des abysses, plus de 300 millions de kilomètres carrés d’obscurité et de silence où règnent des pressions écrasantes et où prolifèrent d’incessantes présences aveugles, d’infimes potentialités de vie en mouvement. Nous y sommes, c’est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface.
Chaque livre qu’on écrit est une quête pour atteindre ce continent englouti. Quel que soit le nom que l’on donne à cette Atlantide — le territoire de l’urgence ou l’intérieur même de notre esprit —, c’est la destination ultime de toute quête littéraire. » (L’Echiquier, p.193).
L’intégralité de cet article est à retrouver sur France Info Culture sous la plume de Laurence Houot.