Sur l’île de Beauté, l’apprentissage des échecs à l’école a fait exploser la pratique dans les clubs, qui comptent 7 000 licenciés.
Avec son approche ludique et non élitiste, la « méthode corse » porte ses fruits. Avec des grands maîtres internationaux, comme Marc’Andria Maurizzi, le nouveau champion du monde junior des échecs.
Thibault Deladerriere (à dr.), dont la fille, Calypso, est arrivée 2e des championnats de France d’échecs des jeunes, prodigue quelques conseils à un joueur du Corsica Chess Club – Photo © LP/Corsica Chess Club
Juin 1978, Paris. Il est 17h30, l’heure de la distribution du repas pour les geôliers de la prison de la Santé. Léo Battesti, lui, est trop fatigué pour saisir sa gamelle. Le jeune homme de 24 ans vient de rejoindre sa cellule, après sept jours de garde à vue à Bastia.
Ce militant nationaliste corse, cofondateur du FLNC (Front de libération nationale corse) vient d’être arrêté pour une tentative d’attentat contre un centre des impôts en construction. La Cour de sûreté de l’État, une ancienne juridiction d’exception, doit statuer sur son sort.
Entre 10 et 15 % des écoliers corses fréquentent des clubs, comme, ici, le Corsica Chess Club, à Bastia – Photo © LP/Corsica Chess Club
Dans le silence de son cachot, des bruits le sortent de son demi-sommeil. Des petits coups secs claquent le long des barreaux. Un langage codé entre détenus ? Presque. Ce sont des espions du KGB, incarcérés, qui jouent aux échecs, en morse, à travers les murs de leurs cellules.
Lui aussi veut s’essayer à la discipline. Il commande un plateau de jeu. Le début d’une véritable passion que Léo Battesti, amnistié en 1981, va développer de manière totalement inédite. Aujourd’hui, l’île de Beauté détient le record français du nombre de joueurs par habitant : 7 000 licenciés, soit 1 Corse sur 48 ! Et, parmi eux, de grands et jeunes champions.
En 1998 pourtant, lorsque Léo Battesti crée la Ligue corse des échecs, les clubs sont surtout enfumés par de vieux joueurs, et l’île ne compte que 250 licenciés. Pour dynamiser la pratique, il pousse la porte des écoles primaires.
Son idée est novatrice. Loin de l’élitisme souvent associé à ce sport cérébral, il veut développer une « stratégie de masse ». Entre les mathématiques et le français, il impose les pièces de bois sculptées dans le programme des petits Corses, assorti d’un partenariat passé, dès 1998, avec l’Éducation nationale, puis une convention, en 2008. Une heure hebdomadaire d’échecs est dispensée à près de 50 % des élèves.
« L’important reste la diffusion des valeurs, comme le respect des adversaires »
En vingt-cinq ans, 50 000 bambins se sont ainsi confrontés aux 64 cases de l’échiquier. Et selon la ligue corse, entre 10 et 15 % de scolaires sont devenus des joueurs fréquentant des clubs ou participant à des tournois.
Beaucoup se retrouvent au Corsica Chess Club (CCC), à Bastia, l’un des plus importants de l’île. Chaque jour, des dizaines d’enfants s’affrontent dans un silence parfois religieux sous des rangées de trophées. Là, on dispense la « méthode corse ». Un enseignement adapté à ce jeune public.
« On développe des approches ludiques. On passe d’abord un moment de sociabilité, et ensuite, seulement, on essaie de jouer avec des tactiques, mais l’important reste la diffusion des valeurs, comme le respect des adversaires », explique Serge Guillemart, secrétaire général de la Ligue corse des échecs.
92 % des licenciés ont moins de 18 ans
Toutes les semaines, cet ingénieur en data science de 27 ans encadre un groupe de cinq enfants, âgés de 8 à 10 ans. « Je ne leur montre pas une succession de coups. Je leur explique ce que les grands maîtres ont fait par le passé. On essaie de les intéresser globalement aux échecs, avec l’histoire, la civilisation », illustre-t-il.
Pari gagnant. Aujourd’hui, 92 % des licenciés corses ont moins de 18 ans, et le système échafaudé par Léo Battesti a porté ses fruits. « Le but, c’est de faire jouer les jeunes et surtout le plus de personnes possible, car si la base est solide, il y a toujours des champions qui peuvent émerger », précise Pierre-François Geronimi, le président du Corsica Chess Club.
Au Corsica Chess Club, à Bastia, se côtoient les plus jeunes joueurs comme les plus aguerris, un gage de progression – Photo © LP/Corsica Chess Club
Leurs noms trônent depuis plusieurs années en haut de l’affiche lors des compétitions d’échecs. Fin avril encore, parmi les 1 700 participants du Championnat de France d’échecs des jeunes, une quarantaine de Corses ont montré leurs plus beaux coups.
Et deux joueuses, Calypso Deladerriere, du Corsica Chess Club de Bastia, et Elora Micheli, de l’Échecs club du Fium’Orbu, sont montées sur les deuxième et troisième marches du podium. « On est presque déçus car on a l’habitude d’avoir les meilleures places. On est devenus exigeants ! » plaisante Pierre-François Geronimi.
Une méthode scrutée à l’international
Il faut dire que l’île a vu émerger son premier maître international, Michael Massoni, en 2013, et son premier grand maître international, Marc’Andria Maurizzi, en 2021, à 14 ans à peine, le plus jeune Français à avoir reçu ce titre. Un palmarès exceptionnel qu’il vient d’enrichir, le 1er octobre, en devenant champion du monde junior des échecs.
Pour accompagner les nouveaux talents, la ligue a créé en 2013 « a scola corsa di l’eccellenza » (école corse de l’excellence). Elle forme une dizaine de jeunes talents, encadrés par des maîtres internationaux. Les jeunes prodiges peuvent aussi rencontrer leurs modèles en chair et en os.
Nombreuses sont les stars de la discipline à avoir foulé le sol corse pour s’affronter lors de grandes compétitions, organisées tout au long de l’année, et ouvertes au public. L’Indien Viswanathan Anand, champion du monde à dix reprises, s’est même donné pour mission d’importer « la méthode corse » dans son pays.
L’intégralité de cet article est à retrouver sur Le Parisien sous la plume d’Aurélie Sipos.