Deux jeunes grands maîtres venus d’Inde participeront dans quelques mois au tournoi des Candidats, qui désignera l’adversaire du champion en titre, Ding Liren. Cette chronique de Bertrand Guyard analyse les raisons de l’émergence de ces talents.
Notre jeu d’échecs est né en Inde au IVe siècle de notre ère. Il se nommait alors le chaturanga. Il aura fallu presque dix-sept siècles pour qu’un maître originaire de ce berceau, le surdoué Vishy Anand, devienne le champion du monde incontesté, – en succédant à Kramnik -, de la discipline de l’esprit, aujourd’hui la plus répandue sur la Terre.
Le Tigre de Madras, qui a désormais 53 ans, a fait depuis des émules. Une véritable cohorte de jeunes bretteurs des 64 cases dont la vitesse de calcul et la manière intrépide ne laissent pas d’étonner les observateurs. Deux d’entre eux, Vidit (29 ans) et Praggnanandhaa (18 ans), surnommé Pragg par ses admirateurs, ont déjà réalisé un exploit en se qualifiant pour le prestigieux tournoi des Candidats (huit grands maîtres qui se départageront en 14 rondes), qualificatif pour la finale du championnat du monde 2024 où le gagnant aura le redoutable privilège de défier le tenant du titre, le Chinois Ding Liren.
L’émergence des deux superstars indiennes n’est pas le fruit du hasard. Guidées par le mentor Anand les jeunes pousses n’ont plus eu qu’à suivre ses pas. Le XVe champion du monde d’échecs s’est inspiré de la fameuse école russe de Botvinnik pour créer Westbridge, son académie d’échecs.
Le laboratoire de champions «made in India» a ouvert ses portes en 2021. Le lucky Luke des échecs, – au début de sa carrière Vishy avait l’habitude de finir ses parties lentes en moins d’une heure -, s’est montré satisfait de la réussite de ses disciples, et a déjà fait le commentaire suivant: «Nous avons commencé avec Vaishali, Pragg, Nihal, Gukesh, Raunak et la trouvaille de dernière minute aura été Leon. Ensuite, j’ai remarqué qu’Arjun promettait aussi. Il m’a manqué d’une manière ou d’une autre parce qu’il était un peu plus âgé. Je n’ai pas misé sur lui au début, mais ensuite j’ai compris mon erreur et il nous a rejoints en avril…».
Les as des 64 cases
Aujourd’hui, il ne faut plus parler d’espoir mais d’authentiques as des 64 cases. La marmite d’Anand Panoramix a accouché d’une merveille: elle s’appelle Pragg. Dans quelques mois il fera partie des huit meilleurs joueurs de la planète sélectionnés pour tenter de faire tomber Ding Liren. Dans cette épreuve ultime, Praggnanandhaa ne sera pas seul à poursuivre le Graal. Un autre Indien l’accompagnera, Vidit Santosh Gujrathi. Exception qui confirme la règle, ce jeune loup de 29 ans, n’est pas passé par l’Académie d’Anand. Son style inimitable, il l’a forgé seul. Et c’est souvent comme ça que les plus grands ont gravi l’Olympe échiquéenne…
L’indéfinissable style indien ou trois parties de Pragg, Vidit et Anand
Pour illustrer cette chronique, il semblait nécessaire de choisir trois combats, quasi caractéristiques, d’Anand et de ses disciples. Une victoire percluse de pointes tactiques de Vidit contre Shirov, une réfutation défensive d’un mauvais début de Nakamura par Pragg et la plus belle victoire stratégique d’Anand face à Kasparov, constitueront le menu des joutes sélectionnées de cette semaine. À vos échiquiers.
Vidit Santosh Gujrathi – Alexey Shirov, FIDE Grand Swiss 2023, ronde 4, Défense Slave
1.Cf3 d5 2.d4 Cf6 3.c4 c6 4.e3 Ff5 5.Cc3 e6 6.Ch4, le cavalier se place à la bande pour capturer la paire de fous noirs Fe4 7.f3 Fg6 8.Fd2 Fe7 9.Cxg6 hxg6, Shirov obtient finalement une position très saine mais, et c’est le plus dommageable pour lui, sans trop de possibilités dynamiques… 10.Dc2 dxc4 11.Fxc4 Cbd7 12.0–0–0!, «roquer ou ne pas roquer telle est la question»…Vidit résout finement le problème de la bonne adresse du roi en choisissant le côté-Dame. Les événements de la bataille qui va suivre vont lui donner raison. En revanche s’il avait choisi: 12.0–0? alors Shirov se serait sorti de l’ornière en jouant 0–0!. 12…a6 13.Rb1! c5 14.g4!, la bagarre commence… 14…cxd4!?, la suite «naturelle»14…Tc8!? 15.Fxe6! fxe6 16.g5 Ch5 17.Dxg6+ Rf8 18.Dxe6 Fxg5 19.Df5+! n’était pas plus appétissante… 15.exd4 Cb6 16.Fb3 Tc8 17.Dd3!!, Spassky dirait «bravo!» devant cette manœuvre de la pièce maîtresse de l’échiquier.
La Dame de Vidit va rayonner sur les 64 cases, 17…Cfd5?!, encore une fois un blocage naturel mais qui, ici, va accélérer l’attaque de l’Indien. De toute façon 17…0–0 18.h4! ne semblait pas plus réjouissant… 18.Cxd5 Cxd5 19.f4!, Vidit le sait: quand le roi adverse reste au centre, il faut ouvrir les lignes… Voir le diagramme ci-dessous..
Vidit vient de jouer l’excellent 19.f4!
Dd7 20.f5!, bien sûr, 20… gxf5 21.gxf5 exf5 22.Tde1 Rf8 23.Te5!, la tour se transforme en chasseresse de bloqueur, 23…Cf6 24.Txf5 Th4 25.Fc3!!, le futur candidat au titre mondial se lance dans une variante folle qu’il a calculée avec une précision diabolique… 25…b5, Shirov relève le gant. Si 25…Te8 26.Df3 Fd6 27.Fd2 De7 28.Fg5 Th3!… 26.a3! Fxa3 27.Txf6!!, la pointe de Vidit. Bien entendu 27.bxa3?? Txc3 28.Dxc3 Dxf5+ aurait perdu sur-le-champ, voir l’échiquier ci-après…
Vidit vient de jouer le brillantissime 27.Txf6!!
27…gxf6 28.bxa3 Th3 29.Fb4+! Rg7 30.Tg1+ Rh8 31.Tg3!, une dernière finesse pour forcer l’abandon… voir le diagramme ci-après…
Vidit donne le coup de grâce avec le très subtil 31.Tg3!
…31…Txg3, si le gourmand 31…Txh2 alors 32.Df1! Tc6 33.d5! Tb6 34.Fc5! clôt le débat… 32.hxg3 Rg7 33.Fc2 Th8 34.d5 Da7 35.Df3! 1-0 Vidit a dominé le «Pyromane de l’échiquier» sur son terrain. Magistral!
La suite de cet article est à lire sur le Figaro sous la plume experte de Bertrand Guyard.