Une chronique épique en 5 articles signée Jacques Gimard, amateur plébéien du noble jeu [Episode 5/5 : Des tempêtes d’émotions]
Étrange tribu que celle des passionnés du noble jeu. Insolite spectacle que cette joute échiquéenne en quête d’aura médiatique. Après projection d’une brève et non moins tonitruante video-gimmick donnant le top départ de chaque ronde, la scène impose aussitôt l’ambiance d’un théâtre figé où le silence vaut règle d’or. À part la dramaturgie que chaque échiquier déroule sous l’œil des amateurs éclairés, tout n’est que gestes, grimaces, manies, mimiques, postures : des tempêtes d’émotions que le visage des grands maîtres peinent à dissimuler.
Si le mutisme est de rigueur parmi les spectateurs, la nature humaine reprend vite ses droits au gré de tentations trop fortes : des voix à peine audibles bredouillent, chuchotent, marmonnent, murmurent, soupirent. Des sons plus disgracieux viennent aussi rythmer la messe basse : certains éternuent, reniflent, ricanent en douce, chassent un chat dans la gorge ou toussent à gorge déployée. Ainsi s’improvise un théâtre sans parole, austère et figé, où les acteurs — les grands-maîtres — savent comme nul autre pareil oublier l’humeur badine des spectateurs. Seul son régulier, tel un métronome déréglé : le cliquetis des pendules d’échecs, actionnée chaque fois qu’un joueur vient de jouer un coup… et le souffle sourd d’un climatiseur.
Dans cette liturgie trop bien rôdée, si peu palpitante au premier coup d’œil, tout le spectacle, — le beau, le bon, le vrai —, réside dans la silhouette des grands maîtres, maîtres du jeu, maîtres du temps, maître de l’espace, du moins celui de l’échiquier. Des acteurs muets dont les contorsions soudaines parlent mieux qu’une sublime tirade.
Ci-contre, Magnus Carlsen et Vladimir Kramnik, deux champions du monde d’échecs prêts à en découdre à Paris – Photo © Chess & Strategy
Avant le début des parties, au moment où les joueurs attendent sagement le top-départ arbitral, des questions existentielles nous saisissent : à quoi songe un grand maître d’échecs, rivé sur son fauteuil, dans ce temps suspendu ? Quelles pensées l’habitent pendant qu’il scrute la salle d’un regard détaché ? Lui aussi, connaît-il ce petit pincement au cœur du joueur d’échecs qui ignore tout du combat qui l’attend ?
Aux échecs aussi, l’homme n’est qu’un misérable petit tas de secrets.
Au début des parties, s’offre à nous une chanson de gestes aussi éloquentes qu’expéditives. Combat frontal sur les échiquiers. Absorbés dès les premières secondes, les grands maîtres ne se croisent plus du regard. Neurones, yeux et mains déroulent de concert un large répertoire d’ouvertures, témoignant un admirable sang-froid. Moins de cinq minutes leurs suffisent bien souvent pour jouer les douze premiers coups avant que la partie n’adopte un rythme plus paisible. Juste en apparence puisque les joueurs mettent à profit ce calme pour fomenter les pires complots dans un dédale de combinaisons où ils ne perdent jamais le fil d’Ariane.
Au cours des parties, — pendant moins d’une heure — le spectacle oscille entre science échiquéenne et peinture de caractères. Au fil des postures qu’ils affectionnent, les champions deviennent les « acteurs malgré eux » d’un théâtre muet où la maîtrise de soi doit faire face à de multiples assauts d’émotions que le visage, les mains, les jambes trahissent tour-à-tour.
Le grand maître est-il en pleine réflexion ? Son corps parle pour lui. La tête est souvent calée entre les mains. Une main gratouille parfois le menton. Ou alors le bras est accoudé, et un doigt s’affaire à chatouiller le bout du nez. En courbant le dos, la réflexion semble plus appliquée, plus profonde, plus vigilante encore : les fesses sur le bord du fauteuil, les deux bras accoudés pour enserrer les tempes entre les mains à la façon de Vladimir (Kramnik), ou la colonne vertébrale presque à l’horizontale avec menton sur la table, à la manière extravagante de Magnus (Carlsen). La seconde fatale approche. Le grand maître s’apprête à jouer son coup. Avant de saisir la pièce à jouer, la main est comme adoubée par la tête. Vladimir se caresse doucement le crâne. Avec sa paume, Levon (Aronian) se brosse les cheveux. Le coup est-il audacieux ou périlleux ? Une prière n’est pas superflue. Et voilà que le corps supplie : Laurent (Fressinet) adosse sa tête sur le fauteuil et fixe les yeux au ciel comme pour implorer la Providence.
Indispensable autant qu’inséparable, le petit rituel de la bouteille œuvre aussi à la gymnastique cérébrale. Vladimir (Kramnik) boit à petites gorgées, autant pour savourer l’eau fraîche que pour rafraîchir ses idées. Rigueur de tempérament ou indice de fétichisme ? Laurent (Fressinet) signe sa soif d’un geste répétitif : il place toujours sa bouteille de soda, par terre, à sa droite.
Le grand maître vient-il de jouer son coup ? Son corps revendique soudain un rien de frivolité. Vladimir (Kramnik) s’adosse bien droit pour observer de loin la progression de ses pièces. Levon (Aronian) fait pivoter son fauteuil, agite son fessier et jette un œil sur le grand écran projetant les parties en cours. Magnus (Carlsen) se lève d’un pas décidé pour se dégourdir les jambes, tournant autour de sa proie ou posant un regard furtif sur un échiquier voisin.
Au terme des parties, l’humeur oscille sans nuance entre joie contenue et colère froide, selon l’issue plus ou moins faste du combat bien sûr. Après avoir convenu d’une partie nulle, âprement disputée, Levon et Magnus entament une conversation sereine et souriante. Mais la dramaturgie du tournoi ne saurait se satisfaire d’aimables causeries. Selon que le grand maître a gagné ou perdu, le corps parle là encore, au gré de gestes mécaniques qui laissent aussitôt deviner le résultat. Est-il victorieux ? Il se lève d’un mouvement ample et volontaire, enfile son blazer d’un sourire discret, et déambule d’un pas léger sur la scène pour regarder ses rivaux encore à l’œuvre. Décente et modeste, la victoire.
Est-il démoli ? Il ajuste nerveusement son blazer. La mine grave, le regard sombre, il descend les marches de la scène d’un pas lent, accélère soudain pour traverser la salle, dans une rage intérieure que sa foulée défoule. Perdu dans sa repentance, il fuit comme poursuivi par un cortège de regrets et de remords. Afflictive et blessante, la défaite.
Privilège ou sacrilège de grand maître ? Une fois la partie terminée, gagnant ou perdant, il laisse l’échiquier en l’état, sans prendre soin de remettre les pièces en ordre de bataille. Rôle dévolu à l’arbitre selon un protocole de compétition qui ne montre pas le meilleur exemple aux enfants indisciplinés.
Les rondes se suivent et ne se ressemblent pas, au fil des joies et des peines qui bruissent d’émotions lors de l’entracte.
L’empathie gagne les cœurs lorsque notre regard s’attarde sur la mine contrariée d’un grand maître qui enchaîne deux ou trois défaites consécutives. Chapeau bas pour leur persévérance : mais où trouvent-ils les ressources pour aborder la prochaine partie comme si de rien n’était ?
Émotion contenue dans une salle stupéfaite au moment où Magnus (Carlsen) perd sa partie au temps face à Wesley (So). Partage de la souffrance intense face à cette défaite injuste : comment un grand maître, tout champion du monde qu’il est, peut-il se remettre d’un tel revers ? N’est-ce pas là que jaillit sa force prodigieuse ? Savoir encaisser la défaite bien plus que jouir de la victoire. Puissant ressort de son for intérieur, ce tribunal de la conscience qui surpasse en toute sagesse les violentes facéties de ce jeu « plein de cris, de jurons et de fureurs ».
Vénérables ces grands maîtres, admirables leurs performances, incomparable leur force de caractère ! Par-delà ces vérités premières, ce PARIS GRAND CHESS TOUR redonne au jeu d’échecs ses lettres de noblesse. Il y parvient avec brio parce qu’il s’affiche en grand tournoi, parce qu’il propose un vrai spectacle, parce qu’il assume le ton et le rythme d’un « wonderful entertainment » : trois dimensions qui unissent tous les joueurs d’échecs dans leur passion insatiable, des « pousseurs de bois » jusqu’aux experts en acier trempé.
Cet événement présente déjà toutes les apparences de la perfection. Ne boudons pas alors notre plaisir !
Si le jeu d’échecs est parfois perçu comme « la manière la plus intelligente de perdre son temps », — dixit Albert Einstein — n’opère-t-il pas aussi la magie d’émerveiller le temps qui passe ?
Avec PARIS GRAND CHESS TOUR, le noble jeu a trouvé un temple à sa mesure : la Maison de la Chimie… Ou plutôt Maison de l’Alchimie, là où l’élixir de longue vie s’écoule, à petites gouttes, sur l’échiquier, et nulle part ailleurs. Et si le jeu d’échecs œuvrait tout simplement à ré-enchanter le monde ?
Jacques Gimard, amateur plébéien du noble jeu